Le Passe Muraille

Kafka par delà les clichés

Ce que masque  trop souvent l’adjectif « kafkaïen », à la lumière des témoignages réunis dans J’ai connu Kafka,

par Jean-Bernard Vuillème

Il est difficile de se représenter l’homme Kafka qui vivait au début du siècle à Prague. Introverti, dit-on, mystique, visionnaire d’un univers sombre. Certes, mais comment voir au-delà des clichés alors que l’étude de l’œuvre et l’intérêt pour son auteur se sont manifestés longtemps après sa mort et qu’une figure mythique s’est accrochée à une œuvre mythique ? Un livre de témoignages récemment paru permet une approche plus authentique.

Si l’on y prête l’oreille et le regard, il ne se passe pas un jour sans qu’un propos quelconque, oral ou écrit, fasse une brève référence à Kafka, généralement pour évoquer une bureaucratie absurde, tatillonne et cruelle, voire rien de plus qu’une situation embrouillée. La chute de l’empire soviétique n’a pas tari le recours à l’adjectif «kafkaïen», toujours sans équivalent pour traduire un sentiment de malaise et d’impuissance face à des mécanismes administratifs, politiques ou économiques broyant les individus. De tous les écrivains du siècle, Franz Kafka est certainement celui qui aura atteint la plus grande gloire du nom adjectivé.

S’il existe bien un «univers kafkaïen» tissé d’un jeu de miroirs sans fin entre les pôles de la culpabilité et de l’innocence (surtout dans Le Procès et Le Château), le sacro-saint adjectif masque une autre réalité, celle d’une langue simple, toute de sobriété et d’élégance. Autant les enjeux de l’œuvre sont complexes, autant l’accès est facile et la lecture aisée. Cette langue claire, sans ornements, pourtant reconnaissable entre toutes, est un des hauts traits caractéristiques de son œuvre, d’autant plus remarquable qu’elle est née à une époque et dans un milieu littéraire qui affectionnaient à la fois les trémolos lyriques et le langage «savant». L’adjectif tiré de son nom sert aussi de paravent au personnage Franz Kafka. On se le représente toujours en obscur juriste d’une grande compagnie d’assurances doublé d’un écrivain «nocturne» tourmenté, à l’imagination aussi débridée que son quotidien paraît terne et gris. Paru au début de l’année en traduction française sous le titre J’ai connu Kafka, un recueil de témoignages réunis par Hans-Gerd Koch permet, sinon d’anéantir tous les clichés, du moins de retoucher cette figure artificielle très éloignée de l’image présente dans la mémoire des contemporains ayant connu le véritable Franz Kafka. Parfois spontanés, parfois suscités auprès des survivants de son époque à l’heure de la fulgurante gloire de l’auteur après 1945, parfois aussi un brin opportunistes (vagues connaissances saisissant l’occasion de se mettre en avant), ces témoignages complémentaires, quelquefois contradictoires, finis-sent par tracer un portrait crédible faisant la part du mythe et de la réalité.

Quelques traits de personnalité ressortent de manière évidente de la multiplicité des regards croisés, qu’il s’agisse d’amis proches (Max Brod, Felix Weltsch, Oskar Baum, etc.), de camarades de classe et d’études, de collègues de la compagnie d’assurances, d’une ancienne gouvernante, de sa compagne de fin de vie Dora Diamant ou encore d’une de ses nièces. Il existe certes un homme déchiré entre sa vie d’employé et sa vie d’écrivain, conflit qui paraît se dénouer dans la maladie pourvoyeuse d’un congé jusqu’à ce que mort s’ensuive, un fils en proie à de graves problèmes relationnels avec son père, et, bien sûr, un écrivain jouant l’amour (avec sa fiancée Felice Bauer) contre la littérature considérée comme un absolu incompatible avec une petite vie bourgeoise, toutes choses dont témoignent d’ailleurs aussi bien son Journal que sa correspondance. Mais ce Franz Kafka aujourd’hui mythique n’en paraissait pas moins à de nombreux regards (notamment celui de Dora Diamant) «toujours de bonne humeur», «aimant jouer», «camarade de jeu idéal, toujours prêt à plaisanter».

On est loin du «Toujours vif et joyeux» d’Henry Miller, mais le lecteur découvre un Kafka attentif aux autres, plein de prévenance et de gentillesse, aimant à «faire le fou avec les enfants» et vraiment capable d’empathie malgré sa timidité et son naturel discret. Le conteur se distingue par exemple en inventant une belle histoire pour consoler, dans un parc, une fillette qui avait perdu sa poupée. L’évocation fréquente d’un homme sévère avec lui-même et bon avec les autres corrige l’image d’un Kafka noyé dans son univers, égocentrique et indifférent aux «petites choses» de l’existence. L’absence de toute prétention est un autre trait de caractère relevé par la plupart des gens qui l’ont connu. Cette modestie du personnage Kafka, pourtant conscient de son génie littéraire, prend une dimension nihiliste chez l’écrivain. On sait que la plupart de ses écrits ne nous seraient pas parvenus sans la vigilance de son ami Max Brod, écrivain en vogue passé à la postérité comme sauveteur et défenseur avisé de l’œuvre de Franz Kafka. L’éditeur Kurt Wolff témoigne lui-même n’avoir jamais rencontré un écrivain aussi indifférent au destin de ses livres. Imagine-t-on, dans la grande bousculade actuelle, au temps de la médiatisation à outrance, un des plus grands écrivains du siècle (alors ultraconfidentiel) s’adressant ainsi à son éditeur (phrase citée par K. Wolff): «Si au lieu de publier mes manuscrits, vous me les renvoyez, je vous en serai beaucoup plus reconnaissant.»

Enfin, ce livre de témoignages permet de mieux situer Franz Kafka dans sa judéité. Non pratiquant, critique à l’égard du «judaïsme de façade» de son père commerçant, il n’en appartient pas moins à la minorité juive de langue allemande de Prague dans une Bohême rattachée à l’empire austro-hongrois jusqu’en 1918. Cela forge une identité complexe, minoritaire par la religion d’une part, par la langue d’autre part, mais qui est cependant l’idiome dominant de l’empire pour les Tchèques. Kafka parle tchèque, s’intéresse à la littérature tchèque et ses relations ne sont nullement limitées à la société juive de Prague. Le jeune homme plutôt indifférent à la religion, un temps attiré par les anarchistes ouvertement athées, façon Kropotkine, manifeste dans l’âge mûr le besoin de nouer de véritables liens avec la culture juive. Ce lien passe notamment par le sionisme et les cours d’hébreu auxquels il s’astreint. Il paraît plus que probable aujourd’hui que s’il n’avait pas été emporté par la tuberculose en 1924, à l’âge de 40 ans, Franz Kafka eût émigré en Palestine. Plusieurs témoignages permettent en tout cas de vérifier qu’il caressait un tel projet (comme un rêve ?). Il y avait une terre promise dans l’esprit de l’écrivain qui a peut-être pressenti l’Holocauste une vingtaine d’années avant que ses trois chères sœurs périssent dans l’absolu désespoir d’une chambre à gaz.

J.-B. V.

J’ai connu Kafka, témoignages réunis par Hans-Gerd Koch, traduit de l’allemand par François-Guillaume Lorrain, Editions Solin/Actes Sud, Arles 1998.

(Le Passe-Muraille, No 38, Octobre 1998)

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