Le Passe Muraille

La troisième mort de Meienberg

 

À propos d’un livre nécrophage posthume d’une certaine  Aline Graf, best-seller alémanique de bas étage,

par Jean- Bernard Vuillème

Malgré les nécrologies élogieuses publiées après son suicide, le 24 septembre 1993, personne n’avait imaginé que Meienberg était un saint. Or, c’est au nom de la «vérité» et «pour toutes les femmes de l’ombre» qu’Aline Graf, maîtresse et amie (?) des huit dernières années de sa vie, vient de publier Der Andere Niklaus Meienberg (L’autre Meienberg).

Cet odieux déballage flattant le voyeurisme n’a pas tardé à caracoler en tête des meilleures ventes en Suisse alémanique. Il faut espérer que nul éditeur romand, titillé par ce succès de librairie (paru chez ABC Weltwoche Verlag), ne s’abaisse à en publier une traduction française. Car tout l’effort d’Aline Graf peut se résumer en une formule: du bon usage de la célébrité d’un cadavre que j’ai fréquenté vivant. Elle envisage déjà un roman (eh oui !) et pousse l’indécence jusqu’à clamer que sa relation avec Meienberg lui est soudain bien utile.

Après le tabassage dont il fut victime le 11 septembre 1992 et son suicide un an plus tard, ce triste retour de Meienberg sur la scène éditoriale et médiatique constitue sa troisième mort. Comme il avait été lâchement agressé dans une rue d’Oerlikon, le voilà lâchement sali post mortem par son «égérie», avec la complaisante complicité d’un éditeur plaçant l’éthique au niveau du tiroir-caisse. Figurez-vous ! Quatre cents pages pour dire que Meienberg était un affreux macho, un rustre, un mufle et un incommensurable égoïste, de surcroît sexuellement incapable de donner du plaisir à Mlle Graf. Le lecteur est édifié d’apprendre, entre autres révélations, que le bougre se plaisait à déchirer les sous-vêtements qu’elle devait acheter elle-même. Comme elle n’aimait pas ça, et bien d’autres choses encore, on se dit que la pauvre avait la possibilité de quitter l’affreux bonhomme. Mais par ces temps si dénués de sens moral, Aline Graf préfère avouer avec un sang-froid de juge d’instruction qu’elle enregistrait parfois leurs rencontres, à l’insu de Meienberg, autant de compléments sonores au journal intime de leur relation qu’elle a tenu avec zèle pendant huit ans. Si bien qu’elle disposait après le suicide du rustre d’une matière toute prête, une sorte d’oraison funèbre originale en diable que seule une dépression, paraît-il, l’aurait empêchée de publier aussitôt. Lui qui a crié au scandale parmi les premiers contre l’amoncellement des fiches orchestré par la police fédérale se doutait-il de l’existence d’un méticuleux procès-verbal intime alimenté jusque dans son lit ?

Une crotte zurichoise…

On aurait aimé un livre critique affrontant «la statue» sur son propre terrain qui n’était nullement celui de l’autobiographie, un livre digne du génie polémique de Meienberg, de son regard aigu et désabusé, de son style et de sa clairvoyance. Au lieu de cela, Zurich accouche cinq ans après sa disparition d’une crotte épaisse et s’en délecte sans pudeur, faisant flotter une odeur très nauséabonde dans le couloir du box-office. J’entends d’ici des frottements de mains sournois du côté de la côte d’or et d’autres beaux quartiers où les reportages de Meienberg sentaient fort le soufre de la vérité et de l’intelligence.

«Zurich a désormais acquis tous les inconvénients d’une vraie métropole, écrivait Meienberg peu après son tabassage, l’instinct de meurtre, la laideur urbaine, toutes les sources de la mutilation, tous les genres d’agression. Mais elle n’offre pas les avantages d’une métropole: l’anonymat, l’invention esthétique, l’insolence créatrice, les projets généreux, la vie bouillonnante, le sentiment d’exister.» Zurich aura tué Niklaus Meienberg dans l’âge mûr comme elle avait tué le jeune Fritz Zorn.

J.-B. V.

(Le Passe-Muraille, No 38, Octore 1998)

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