Mauvaises nouvelles d’un monde formidable
À propos de Boom, recueil de (bonnes) nouvelles de Walter Vogt,
par Patricia Zurcher
Comment accéder, en partant de rien, au pouvoir et à l’argent au sein d’une entreprise ? Voilà un sujet qui, de prime abord, n’a rien d’original et peut même donner naissance à la pire des littératures… Comment, par contre, mettre à genoux un empire industriel éclatant de santé une fois parvenu à sa tête, et cela dans le simple but de pouvoir «couler une vieillesse paisible et mourir de mort naturelle», voilà qui corse le problème et nous propulse par la même occasion dans l’univers délicieusement décalé et corrosif de Walter Vogt…
Le programme qu’il propose dans sa nouvelle La fin de Boom, véritable manifeste de l’anti-réussite au XXe siècle ? Accroissement des prestations sociales, formation permanente des employés, semaine de douze heures, année sabbatique, programme de protection de l’environnement, pleine compensation des salaires pour les employés licenciés, rachat et rééducation de la presse internationale, afin qu’elle fasse enfin plein usage de sa liberté !
Cette méthode d’analyse à rebrousse-poil des dysfonctionnements de notre société, Vogt s’en sert aussi dans une autre nouvelle, lorsqu’il s’agit de dresser le portrait des fonctionnaires de notre beau pays. Pauvres personnages exsangues et creux, allergiques à la vie, les petits hommes gris de Vogt ne se sentiraient pas dépaysés chez Franz Kafka ou Robert Walser ! L’avancement, dans cet univers clos, ne semble d’ailleurs pas plus aisé que dans le privé, puisqu’en lieu et place de l’intelligence ou du savoir-faire, on exige d’eux qu’ils développent les maladies psychosomatiques propres à chacune des classes de traitement: celle des Rhumes des foins, des Eczémateux, des Bronchitiques asthmatiformes, des Névrosés cardiaques… la démence, la schizophrénie et la folie maniaco-dépressive constituant les sommets enneigés de la hiérarchie !
Que ceux que la vie et ses manifestations grouillantes et désordonnées effraient se rassurent toutefois, l’administration fédérale n’est pas le seul refuge pour s’en protéger ! Quiconque possède l’arrogance et la paire d’œillères nécessaires peut aussi participer au vaste projet de la maîtrise totale, voire de la suppression pure et simple, de ces manifestations. Et ils ne sont pas rares, ceux qui ont fait ce choix dans les quinze nouvelles que contient Boom, le recueil de Walter Vogt tout juste paru chez Bernard Campiche ! De l’architecte de jardin au chirurgien, en passant par les chercheurs les plus spécialisés, tous semblent poursuivre le même but ultime: rappeler à la nature, qui l’oublie trop souvent, que l’homme est la mesure de toute chose et qu’elle doit donc se soumettre à sa loi. Les beaux jardins à l’ancienne, pleins de couleurs, d’odeurs, de pollens, d’herbes bienfaisantes et d’insectes cèdent la place aux plantes exotiques, puantes, stériles et imprégnées de pesticides. La transpiration, manifestation naturelle s’il en est, doit être supprimée à tout prix, quitte à détruire celui qui la produit. Et plus globalement, tout ce qui peut paraître à l’homme plus nuisible qu’utile dans la nature exige d’être remplacé par une «nouvelle nature» plus adaptée aux besoins de celui-ci.
Ces nouvelles, qui figurent incontestablement parmi les textes les plus réussis de Vogt, datent de 1979 et n’ont donc pas attendu les années nonante pour dénoncer les abus possibles et les dangers potentiels du génie génétique, de la biotechnologie et des greffes de toutes sortes. Ni pour dire que cette volonté de tout classer, maîtriser, enfermer dans des statistiques et autres publications scientifiques n’est que folie mortifère. Fustigeant les chercheurs, qui sous sa plume apparaissent davantage comme de vains chercheurs d’or et de gloire que comme des cerveaux adultes et responsables, Walter Vogt, le médecin et psychiatre, ne se contente pas cependant de crier au fou et de cracher dans la soupe d’un milieu qu’il a bien connu, en mettant les rieurs de son côté. C’est en authentique écrivain qu’il utilise, dans ces nouvelles, les armes du style pour réintroduire le chaos, l’inattendu, la violence et l’instinct animal dans un monde qui se croyait (ou se voulait du moins) définitivement débarrassé de tout cela, puisque régi par la culture et la raison toute-puissante.
Dans ce XXe siècle qu’il nous raconte, un siècle où le pouvoir sous toutes ses formes refuse de plus en plus à l’individu la place qui lui revient pour le réduire au rôle de cobaye ou d’instrument que l’on jette après usage, Vogt a réintroduit des plantes rancunières, des cannibales civilisés et des meurtres baroques, permettant ainsi à la vie de reprendre le dessus, le temps de quelques histoires, sur la logique froide qui le domine. Et les mots dont il se sert pour décrire les choses, en s’obstinant à les prendre par le faux bout pour les présenter sous un jour nouveau, constituent à eux seuls des antidotes à la folie ambiante presque aussi puissants que le sont les biocides des indus-tries chimiques et pharmaceutiques qu’il dénonce. Et cela justifie pleinement la confiance dont ont fait preuve les Editions Nagel & Kimche à Zurich en éditant récemment les œuvres complètes de Walter Vogt en dix volumes, tandis que François Conod continue à le traduire chez Bernard Campiche, après Immortel Wüthrich (1994) et L’Oiseau sur la Table (1995).
P. Z.
Walter Vogt, Boom, traduction française de François Conod, Bernard Campiche Editeur, Yvonand, 1998.
(Le Passe-Muraille, No 37, Juillet 1998)