Le Passe Muraille

Maître orfèvre du paradoxe

 

Sur Le Cloche de minuit de Gaston Cherpillod,

par Pierre-Yves Lador

Le vieil orfèvre a ciselé de nouveaux contes dans le calcaire rocailleux de la mémoire et nous cherchons à dé-couvrir le mystère de cette écriture qui semble suivre la ligne comme toutes les écritures et qui essaie de rendre les lapiez du souvenir. Elle zigzague comme l’éclair, épouse les craquelures de la boue séchée ou de la glace qui se déprend, sent les lignes de force ou de faiblesse de l’eau qui gèle.

Elle fascine. De simples contes qui finissent comme des cathédrales, en labyrinthes, en escaliers, car on y trouve, comme dans les montagnes, charriés, entassés, érodés, tous les souvenirs de la terre. Ici une couche ouvrière qui glisse contre une couche bourgeoise, une strate enfantine, et des destins qui aboutissent au troisième âge. Des écailles sont arrachées, mots gréco-romains, ou chrétiens, catholiques et protestants, des images de la gauche, du patois vaudois, de l’argot, des corps de métiers, du marasme, qui se croisent et se chevauchent. Le résultat, c’est le travail (l’accouchement) de ces contes. Mots du père, de la mère, mots que je soupçonne arrangés par l’orfèvre, le moïse hébreux pour la mouise alémanique (muesli), le boute-au-cul, la piolle pour la piaule, à la hus, expression que je n’ai plus entendue depuis que j’ai quitté mes parents… Ils ont cristallisé dans la pâte, se transformant. La phrase latine qui rejette son verbe à la fin (la teutonne aussi), l’incise, l’opposition, la prolepse, chaque sujet vient avec son cortège qui le précède, le suit, l’accompagne, dont chaque membre est susceptible de se dé-doubler, de traîner avec lui un brin de propriétés, mais on ne se perd jamais (il suffit de lire trois fois la phrase) et on avance vers la chute qui n’en est pas une car on remonte la rivière et il y a tant de cascades qu’on arrive au mystère: la source. Mais quand on connaît la rivière, on sait la source. La surprise c’est le détour de l’écriture.

Ce qui nous fascine, c’est cette remontée à partir d’un pot de noisette à travers les discontinuités d’une vie, un destin s’éclaire, bras annexes, culs-de-sac, méandres, l’implacable cours du discours qui épouse celui de la mémoire jusqu’à l’origine. Et derrière les clivages inexorables, il y a communication, l’espèce est une, les bourgeois, les ouvriers sous les déterminismes sociaux ont un cœur (bien enfoui), ce sont là les pépites, les joyeuses fario de ces rivières, les joyaux de ces roches généreuses dans leur apparente ingratitude. Il faut transpirer, mouiller sa chemise pour trouver l’or de l’orfèvre-écrivain quand on est lecteur orpailleur. Mais si l’on est simple promeneur, c’est un bonheur simple que de rencontrer cette rivière rocailleuse.

Une grande pudeur mais aussi une fureur, une grande solitude, mais une force de pénétration, de l’ironie, mais aussi de l’amour du semblable si différent et parfois proche. «Consentir à se diminuer le glaçait […] vouloir rapetisser l’autre également lui était odieux». C’est sur ce fil du rasoir qu’écrit le maître de mi-nuit.

La distance dans ce recueil augmente, la distance à l’événement, c’est qu’on s’éloigne de la royauté pour se rapprocher de la sainteté. Un saint non orthodoxe, pécheur, comme tous les vrais saints, qui entre deux chienneries choisit la moindre. Il peut tout intégrer, cette écriture est une formidable machine à digérer sans rapetisser, sans illusion mais sans haine. Un maître du paradoxe, qui enseigne à voir le réel autrement. Cette écriture irréductible, irrécupérable ne peut que hérisser d’abord, il faut s’y plier et l’on sait bien que ce mot est tabou aujourd’hui. Lecteurs, encore un effort et vous vous éveillerez au Cloche de minuit.

Après Ramuz, sur notre terre, il est sans doute le premier à avoir créé une langue aussi originale dans une œuvre aussi universelle et aussi ancrée dans les singularités de cet ici et maintenant que nous tentons de vivre.

P.-Y. L.

Gaston Cherpillod, Le Cloche de minuit, récits, L’Aire, 1998.

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