Pour un heureux partage du monde
À propos des diverses formes de Retour à la Nature, de Thoreau à Sue Hubbel,
par Jil Silberstein…
Seriez-vous un fervent de la Vie Simple ? C’est compréhensible. Voyez autour de vous. Regardez-nous courir et gaspiller le gaz étourdissant des jours, cela pour simplement survivre selon les règles imparties. Selon une cadence sans cesse plus heurtée. Avec en prime la peur d’être le prochain exclu; le prochain SDF de ce jeu de massacre que devient insensiblement la société contemporaine. Bouffées d’angoisse, suées, nerfs qui soudain crient grâce, insomnies… je sais. Alors, parfois, lorsque les choses menacent de virer au désastre, que la souriante apologie de l’Excellence (omniprésente sur le papier glacé des magazines) ne parvient plus à camoufler la course impitoyable qu’il nous faut endurer sous peine de sombrer, vous retournez à votre rêve: quitter ce monde cinglé. Aller vers la nature. Une fois de plus vous extirpez du rayonnage ce sacré vieux Walden ou la vie dans les bois – classique qui depuis bien longtemps constitue votre bible: «C’est une soirée délicieuse, celle où le corps entier est un seul sens, et absorbe les délices à travers tous ses pores. Je vais et viens dans la Nature avec une singulière liberté», etc. Et là, gentiment, une fois de plus vous vous fichez le doigt dans l’œil…
Si vous m’avez bien lu ? Oui-da ! Niaisierie romantisante, que ce Walden truffé de majuscules, d’Emois, d’Extases, de sentences vertueuses, mortifères, et de pédagogie style pasteur dévoyé. N’en déplaise à Gandhi: je finis par la trouver lourdingue et affectée, sa «légèreté». Cela vous choque ? Qu’importe ! Ancien fervent d’Henry David Thoreau, je le dis haut et clair: ce livre a-t-il jamais fait autre chose que titiller la rêverie et fourvoyer ? Tandis que Sue Hubbell…
Sue Hubbell ? C’est la Dame aux abeilles. Un bout de femme superactive – quoique capable de belles paresses – et qui, fin des années soixante, décide de quitter sa ville. La Brown University de Rhode Island, elle a donné… même si être bibliothécaire a ses bons côtés: «Vous portez des chaussures orthopédiques et abordez un léger froncement de sourcils en faisant claquer l’élastique qui entoure votre paquet de fiches du catalogue.» Seulement, à la différence de Thoreau avec qui elle partage – un bon siècle plus tard – l’appel de la nature, pas question pour elle d’une expérience limitée dans le temps. Si, flanquée de son compagnon, elle met le cap sur les monts Ozark, au Missouri, ce n’est certes pas pour revenir deux ans plus tard. La chose est même si claire que, quand son mari la quitte (leur fils est déjà loin), elle continue de s’occuper de ses millions d’abeilles. Et comme, contrairement au Penseur de Walden, elle ne veut rien prouver au monde, travailler ne lui fait pas peur. Tant mieux ! Car si les dix tonnes de miel qu’elle traite en moyenne chaque mois d’août lui laissent un revenu bien inférieur au seuil de pauvreté, telle est la garantie de son in-dépendance. En outre, à part le miel et les virées vers la côte Est nécessaire à son écoulement, c’est fou ce qu’il y a à faire dans la fer-me: rehausser une clôture pour dissuader un coyote; nourrir les poules; aménager l’arête faîtière de la nouvelle grange; remplacer le bouton d’allumage de la camionnette; soigner une piqûre d’araignée recluse brune; induire son morose voisin à réparer l’«Increvable», l’antique camion. Sans compter les visites. Les réunions de la section locale de l’Association des anciens combattants. Et le reste.
Le reste, précisément, c’est ce qui passionne Sue. Albinoni, Mozart, Beethoven, les livres de sciences naturelles; mais plus encore l’ensemble des créatures qui vivent de et sur «ses» terres, qui comme elle sont convaincues de l’intense beauté des lieux, et qui s’en estiment tout autant les légitimes propriétaires. Le cardinal, le bruant indigo, la tortue dévoreuse de fraises, la moufette, le termite, le cerf, le raton laveur, la rainette qui squatte la couette, le lynx, le pic à ventre rouge ou la chenille processionnaire… comment leur refuser l’accès à l’espace commun ? Au nom de quel bout de papier dûment signé chez un notaire ? En outre, ne sait-on pas qu’à massacrer les apparents «gêneurs», on mutile l’écosystème ? Alors, même si la cohabitation n’est pas toujours facile, Sue compose, s’interroge, négocie avec le frelon ou le serpent ratier, partage, observe, s’ouvre… sage et émerveillante disposition qui nous vaut un récit d’une bonne humeur et d’une grâce émerveillantes. C’est qu’au cœur de cette femme énergique gît le trésor des trésors: une âme et une plume libres. Un amour de la vie, doublé d’un sens suraigu des responsabilités qu’implique le fait de vivre. Une jubilation pour tout et une dévorante curiosité.
Bienveillance, simplicité, humour, refus de l’emphase et du purisme, parcimonie des gestes mais débauche de reconnaissance pour la splendeur reçue et partagée avec le reste de la création… Une Année à la Campagne illustre au quotidien l’intime disposition d’esprit d’une femme sans apprêt, avec ses bonnes et ses mauvaises humeurs, qui a tourné le dos à l’idéalisation comme à la contemption pour s’avancer, sans repentir, mais avec amitié, et un très rare esprit de parité, dans le règne du vivant.
A aucun prix ne manquez une visite à Sue Hubbel. Par elle, vous connaîtrez et aimerez vraiment la vie. Qu’elle soit trop occupée, elle vous le fera savoir – soyez sans crainte ! Pour l’heure, elle s’amuse de ses deux voisins prêts à tout pour que leur chasse soit bonne.
«Moi aussi je veux un dindon, mais je le veux vivant et d’ici une semaine mon souhait sera exaucé et je l’entendrai glouglouter un petit jour. Cependant, je veux davantage. Je veux entendre les bruants indigo chanter leurs couplets lorsque je m’éveille le matin, je veux relire Joseph et ses Frères, je veux voir les feuilles pousser sur les chênes, les fleurs s’épanouir sur les cornouillers et danser les lucioles. Je veux savoir ce qu’il advient du raton laveur. Je veux qu’Aher découvre comment les parasites d’oreilles des papillons de nuit ont traversé l’hiver. Je veux montrer à Liddy et Brian les gros rochers au fond du vallon. Je veux en savoir bien davantage sur les faucheux. Je veux écrire un roman. Je veux aller nager nue dans la rivière sous le soleil brûlant. C’est pourquoi j’ai cessé de dormir à l’intérieur. Une maison est trop petite, trop limitée. Je veux le monde entier, et aussi les étoiles.»
J. S.