Autopsie d’une enfance
Sur Les Païens d’Irlande, d’Edna O’Brien
par Claire Julier
Une femme se tourne vers le coin d’Irlande où «la pluie tombe trois jours sur trois» et regarde l’enfant qu’elle a été dans l’exécration et la tendresse rude qu’elle lui porte. Elle s’adresse à cette petite fille avec le «tu» de l’affection et le «tu» qui remplace le «je» comme pour mieux tenir la distance et souligner le chemin parcouru depuis qu’elle a laissé derrière elle ses paysages sauvages et vides, «un vide qui donnait l’impression d’avoir été abandonné par l’Histoire et par l’ensemble du monde, un membre disjoint, plein de souffrance et de fureur.»
Blessée par son enfance, mais entretenant avec elle un rapport amour/haine, Edna O’Brien ne peut s’empêcher d’exister encore à travers la désolation des paysages et la résignation d’une mère qui pousse parfois «un hurlement plus désespéré que celui d’un chien, plus déchirant que le cri d’une personne, un hurlement qui ne cesserait qu’avec sa vie.» Elle existe encore à travers l’ivresse d’un père et toute la sauvage grossièreté des habitants du comté de Clare, là où les émotions sont surmultipliées par la solitude de la lande et où l’imaginaire se peuple de fantômes et «s’enveloppe dans la sphère des ténèbres».
Mots de blasphème et de violence pour raconter une histoire éternellement recommencée et qui se chuchote bien au chaud dans le lit maternel avant de réciter la prière. «Un jour sa mère avait voulu se suicider; elle était partie dans le fenil avec le couteau à découper après avoir fait ses adieux à tout le monde comme si elle avait été sur son lit de mort. Son père aussi était un ivrogne. L’histoire se répète. «De génération en génération, dans un climat oppressant de non-dits et d’aveux dits crûment dans l’instinct de survie, la peur du péché et, liée à cette peur, la conviction de la nécessité de la douleur rédemptrice domine et les individus subissent sa loi. Le poids de la tradition, le culte de la faute imposé par la terrifiante Eglise, la récitation automatique de prières pour ne pas brûler en enfer font que plaisir et souffrance sont à jamais confondus. La saveur trouble de la masturbation, des caresses interdites reçues ou données et la répulsion de la nudité, la jouissance et la mortification, le sexe, la croix et le cilice se mêlent sans cesse et provoquent les cicatrices de l’âge mûr. «Il était arrivé un tas d’événements à ton corps et à ton esprit dans la même jour-née, tu avais été séduite et écorchée.»
Les Païens d’Irlande paru en 1973 et réédité aujourd’hui donne de l’Irlande et de sa culture une image flamboyante et fruste. L’Irlande, l’envoûtante, la furieuse, est dans chaque page écrite par Edna O’Brien comme un exorcisme au mal commis et un talisman à l’attachement de la lande et des êtres qui la hantent.
C. J.