Être ou écrire
À propos d’Agota Kristof et de son roman Hier,
par Sylviane Roche
Hier est un livre étrange. D’abord agaçant: Ce style sec, net et froid, ce parti pris d’impersonnalité qui dit je. Ce narrateur absent aux autres et à lui-même, qui ne fait rien, qui ne raconte rien: «Je ne trouve aucune raison de me lever pour faire quoi que ce soit. Je ne vois pas mais pas du tout ce que je pourrais faire.» ou encore: «Je pense parfois que je devrais aller voir Ivan en prison, mais je n’en fais rien.»…
C’est L’Etranger, évidemment, L’Etranger pour la énième fois, et sans Camus, comme d’habitude ! La comparaison dérange, vous poursuit pendant toute la première partie. Cependant, celui-là ne se contente pas de rester de marbre à l’enterrement de sa mère, il la tue à coups de couteau, et son amant avec, amant qui n’est autre que le père du narrateur-assassin, âgé alors de douze ans. Cette irruption du tragique n’émeut guère, et, pire encore, elle ôte de l’intérêt romanesque au personnage de Sandor/ Tobias, le narrateur, qui d’étranger qu’il était, devient un pauvre type traumatisé par une enfance terrible (sa mère était putain et ne fermait même pas la porte quand elle travaillait) et un horrible secret. Que notre double parricide ait quelque peine à vivre tranquillement la réalité ordinaire relève dès lors de la plus élémentaire psychologie.
Cela ôte en quelque sorte de la force à son autre malheur qui est encore d’être étranger, mais au sens national du terme, immigré parmi d’autres immigrés, dans un pays jamais nommé mais plein d’usines d’horlogerie et de garçons de café xénophobes. Le centre de réfugiés, le travail à l’usine, la misère et la solitude, les suicides de ceux qui n’arrivent pas à s’y faire… oui bien sûr, c’est horrible, surtout avec ce style plat qui aplatit délicieusement toutes les horreurs, mais on se dit qu’avec un tel paquet à traîner, notre double parricide, de toutes façons, a peu de chances d’être bien quelque part… Ses rêves (car il rêve, intermèdes poétiques en contrepoint au style blanc, était-ce indispensable ?) ne valent guère mieux que la réalité, on s’en serait douté.
Alors reste l’avenir. L’avenir, c’est Line, femme mythique, fantasme de l’amour parfait, que le pauvre hère attend jour après jour, et nous, malins, on sait bien qu’elle n’existe pas et que, consécutivement, elle ne viendra jamais.
Et c’est là qu’Agota Kristof nous attend au tournant, et que l’agacement cède peu à peu à un autre sentiment. Sans aller jusqu’à l’attention passionnée, on se prend au jeu, car on soupçonne dès lors que jeu il y a: un matin, Line monte dans l’autobus que Sandor emprunte chaque jour pour aller travailler. Oui, oui, Line ! Surgie de son enfance d’avant le crime et l’exil, la petite fille-qui-était-assise-à-côté-de-lui-à-l’école, la fille du type qui… Chut ! Ne dévoilons pas l’intrigue, car voilà que tout à coup, il y a une intrigue, et pas des moindres, avec coïncidence miraculeuse, parenté secrète, reconnaissance brutale, passion contrariée, avortement forcé, meurtre sanglant du rival abhorré… De L’Etranger on passe aux Mystères de Paris, mais je crois bien qu’Agota Kristof le fait exprès. En tout cas, le lecteur est bien attrapé.
Et ça se laisse lire jusqu’au fiasco – volontaire – final. Fiasco est bien le mot, car tout se… dégonfle: l’héroïne des rêves est raciste et bourrée de préjugés de classe: «Je ne pourrais jamais épouser le fils d’Esther. Ta mère, ce sont des romanichels, des tziganes qui l’ont laissée au village. Des voleurs, des mendiants. J’ai des parents honnêtes, moi, cultivés, de bonne famille.» Les parents du parricide se portent comme des charmes, et le rival abhorré aussi. Le romanesque et le mélodrame se réduisent à zéro.
Quant au narrateur, comme le dit Victor Hugo dans un autre mélodrame puissant: «Il fit aussi une fin tragique. Il se maria». Avec Yolande, l’idiote décolorée qui l’a énervé pendant tout le livre. Il a deux enfants qui portent les noms de ses rêves. Il n’écrit plus. La réalité a gagné sur le roman.
Et si c’était cela le sujet de ce livre ? Si le reste n’était que prétexte – à la manière d’Agota Kristof – pour dire que «dès qu’on écrit, les pensées se transforment, se déforment, et tout devient faux. A cause des mots.» Justement, avec Yolande, il ne parle jamais.
«C’est en ne devenant rien du tout qu’on peut devenir écrivain.» Vivre ou écrire, il faut choisir… Finalement, c’est cela qui reste de ce roman à retardement pour ainsi dire, qui agit après consommation, et pas vraiment là où on l’attendait. Etrange, décidément.
S. R.