Le Passe Muraille

Le dandy balzacien

 

Oscar Wilde, comédien choyé et vieux martyr au miroir profond de Richard Ellmann,

par Gérard Joulié

Pour qu’une vie d’artiste soit réussie, il faut qu’elle soit manquée par quelque côté, que l’homme au cours de son laborieux passage su la terre se heurte au monde et se blesse, qu’il s’aperçoive que le monde est un mur et que la seule porte qui s’ouvre devant lui est celle de l’art. Nul mieux qu’Oscar Wilde n’a illustré cette affirmation. Son oeuvre et la forme qu’il a donnée à sa vie ont pour origine son homosexualité vécue en tant que douloureuse exclusion de la communauté humaine. C’est cette vie toute balzacienne que raconte Richard Ellmann.

De fait Oscar Wilde est à lui seul quatre ou cinq personnages de ce Balzac qu’il aimait tant. Il commence par être un lion comme Marsay, il est encore plus snob que Rastignac, il s’adonne à la débauche comme le baron Hulot, il a de l’esprit comme Madame de Marneffe, il a la foi du curé de Tours, il va au bagne comme Vautrin, il a même son Lucien de Rubempré en la personne de Lord Alfred Douglas, et sa mort dans une chambre d’hôtel ressemble à celle du Père Goriot.

Il y avait en Wilde un mélange de bon et de mauvais, de grossier et de raffiné, de vicieux et de spiritualisé, de sincérité et de pose. Cet homme tant adulé, puis tant honni contait délicieusement et sa conversation fatiguait vite. Une source invisible distillait en lui des gouttelettes de poison mélangé au flot de sa fantaisie. Il rappelait étrange-ment ce personnage double de Stevenson, tantôt excellent et bienfaisant sous les traits du Dr Jekyll, tantôt implacable et bestial sous le masque de Mr Hyde. Nous retrouvons d’ailleurs un écho de cette oeuvre dans son roman, Le portrait de Dorian Gray . Ce portrait qui vieillit et devient hideux à la place de son modèle, lequel reste inaltérablement beau mais dont l’âme se corrode, est une des belles trou-vailles de la littérature, ainsi qu’un mythe aussi puissant que celui de Faust ou de La peau de chagrin.

Il échut à Wilde le même sort qu’à Byron et Brummel, ses modèles. Comme eux il jouit d’une réputation brillante, devint la coqueluche de la société londonienne, la plus fermée qui soit. Il se promenait entouré de beaux jeunes gens, vis-à-vis desquels il prétendait jouer le rôle de Socrate par la discussion, la maïeutique et l’esthétique. L’adulation l’amena à forcer son talent, il y eut le scandale, le procès, la prison et la fin que l’on sait. Mais tout ce que l’on ne sait pas, ou qu’on a oublié, Richard Ellmann nous le rappel-le opportunément dans cette vie dépouillée des légendes et des bruits qui entouraient l’homme et l’écrivain. Regardons-la donc de plus près. Et d’abord ses origines. On ne saurait imaginer milieu familial plus propice à l’éclosion d’un talent littéraire que celui ou naquit Oscar Wilde. Son père, sir William, était un chirurgien réputé dans toute l’Europe, et sa mère fut un moment l’égérie du mouvement nationaliste irlandais dont elle traduisit les revendications dans des poèmes flamboyants. Leur maison était un salon où se rencontraient tout ce que l’Irlande comptait de personnalités marquantes et où s’échangeaient les idées les plus avancées.

C’est au collège que le jeune Oscar prend conscience de sa singularité. Il a horreur des exercices physiques et préfère au sport la lecture des poètes. On le brime, ou du moins on s’y essaie, car sa force physique décourage les tentatives d’intimidation, mais c’est dans son être intime que l’adolescent se sent irrémédiablement différent et passe à la révolte. L’arme avec laquelle il pourra l’exprimer, c’est à Oxford qu’il la découvrira, durant les quatre années les plus déterminantes de sa vie. C’est dans l’esthétisme de Ruskin et surtout de Walter Pater qu’il subodore une subtile mise en question des valeurs puritaines victoriennes. Or ce qui chez ces deux professeurs n’était qu’une théorie chez Wilde va devenir une attitude devant la vie. En quittant l’université, Wilde se lance dans une conquête balzacienne de Londres, persuadé que l’avenir lui réserve gloire et fortune. Pendant cinq ans il va prêcher son Evangile dans les salons. Ses comédies mondaines lui assurent les succès dont il rêvait. Il est le roi du Londres aristocratique. Puis au bout de ces cinq années consacrées, c’est la catastrophe qu’il a délibérément provoquée. Il poursuit en diffamation le père de son ami, Lord Alfred Douglas, qui l’a accusé de pédérastie, et perd son procès. Ses amis le pressent de s’enfuir, mais il refuse. Il est condamné à deux ans de prison. En 1897, libéré, il quitte l’Angle-terre et s’installe à Paris où il finira ses jours trois ans plus tard. Alors commencent pour Wilde les années de déchéance. Avec la mort de sa femme en 1898 s’effondre le dernier espoir de rédemption. Après les privations de sa geôle il est saisi d’une fringale de plaisirs. Pour lui désormais le bonheur se trouve dans la bonne chère et le libertinage. Ses habitudes prennent un caractère de lourdeur. Il n’a plus l’allant et la fantaisie qui atténuaient ses désordres de jeunesse. Il s’épaissit et se plaint lorsqu’il est contraint de marcher un quart d’heure. Lorsque son ami Harris entreprend de secouer sa torpeur, il répond: «Je suis incapable d’écrire, Frank. Quand je reprends la plume, tout le passé revient, Le regret et le remords, comme deux chiens jumeaux, se jettent sur moi au moindre moment de distraction. Il faut que je sorte, sinon je de-viendrai fou»…

Richard Ellmann nous montre un Wilde abandonné (ses amis parisiens le fuient, Marcel Schwob brûle ses lettres, Daudet, Renard, Coppée ont refusé de signer la pétition en sa faveur qui devait être remise à la reine Victoria), un Wilde qui a subi toutes les perplexités de la pensée, depuis l’enivrement jusqu’à l’atonie, depuis l’orgueil jusqu’au doute et, sinon jusqu’à la foi, du moins jusqu’au désir de foi, mais c’est avec son désastre, l’opprobre public, la chute, la ruine, qu’il rejoint sa grandeur totale.

Reste l’oeuvre et ce qu’on pourrait appeler le côté chrétien, plutôt dostoïevskien de Wilde. A part ses délicieuses comédies, feu d’artifice d’éblouissants paradoxes, et le 1Portrait de Dorian Gray, ce que je retiendrai sont ses contes pour enfants. C’est là que le diable et le bon Dieu montrent le plus gentiment le bout de leur nez. C’est, bien avant l’épreuve qui lui inspirera son De Profundis, dans des récits comme celui de L’enfant-étoile ou Le fantôme de Canterville que Wilde aborde le thème de la conversion, y décrit cette fécondation des coeurs par l’humilité et l’amour avec des mots merveilleusement simples.

Comme Dostoïevski au bagne, c’est en prison que Wilde découvre le Christ. Les pages du De Profundis sur l’humilité, sur la souffrance, sur la lecture de l’Evangile, sur le mémorial que constitue la liturgie eucharistique, sur la sympathie imaginative du Christ sont un des plus beaux textes christiques. Un des amis de Wilde, évoquant son souvenir, décrivait sa voix comme «exquise, musicale» et parlait de la «pure lumière bleue enfantine de son regard». Car il y avait un Celte chez Oscar Wilde. Il ne s’est pas contenté de braver les moralistes et de défier les idéologues. Il a été beaucoup plus loin: il s’est attaqué au réalisme. Sans cette imagination tournée vers le merveilleux, il n’aurait jamais pu parler du Christ comme il l’a fait. Voilà aussi pourquoi il a pu dire que la bonne littérature est par définition mensonge et artifice, et que l’écrivain digne de ce nom, loin de prendre ses modèles dans la réalité, lui impose au contraire les siens.

G. J.

Richard Ellmann, Oscar Wilde, Gallimard, 1995, 675 p.

(Le Passe-Muraille, No 17, Mars 1995)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *