Le Passe Muraille

Le «seul philosophe pratrabroumm»

   

À propos (notamment) des Féeries  de Céline dans la Pléiade,

par Olivier Blanc

Franc-tireur embusqué ans le paysage des lettres françaises d’après-guerre, Céline livre coup sur coup, au début des années cinquante, deux romans (Féerie pour une autre fois I et Féerie pour une autre fois II, baptisé alors pour des raisons éditoriales Normance) et une sorte d’art poétique (Entretiens avec le professeur Y), que le quatrième (et dernier) volume des romans dans la bibliothèque de la Pléiade nous donne à lire aujourd’hui côte à côte. Cette édition propose par ailleurs à l’appétit des céliniens boulimiques de copieuses versions préparatoires de Féerie pour une autre fois, appendices dont la vertu principale est de ruiner le mythe d’une écriture aisée, presque improvisée. Céline était un forçat de la littérature, travaillant infatigablement à la mise au point des moindres détails de ses textes. Il est bon de s’en souvenir avant de s’embarquer dans Féerie.

Aucun roman de Céline en effet n’attaque avec une telle véhémence les conventions littéraires, malmène nos habitudes de lecture et risque à tous moments de nous perdre, dans les deux sens de l’expression. De ce point de vue, le jugement d’un critique refusant le choc d’une expérience romanesque déroutante s’avère significatif et peut être considéré comme emblématique d’une incompréhension, mais aussi d’un certain malaise, face à des textes entièrement novateurs: «Je n’ai pu achever ma lecture. J’étais K.O. debout. […] ce n’est plus du Céline. C’est Baudelaire gâteux qui ne savait que répéter: Crénom ! Crénom ! en mourant.»

La «pléiadation» des Féerie, pour parler comme Céline, accompagnée d’un appareil critique excellent, devrait permettre d’élargir le nombre des amateurs de sensations fortes littéraires. Dans une interview accordée en mars 1955 à Robert Sadoul, Céline insiste sur l’orientation nouvelle prise par son oeuvre: «Quand le lecteur lit Voyage au bout de la nuit, il est encore un peu, un peu dans la littérature coutumière, tandis que [dans Féerie et Normance], il est nettement dans un langage purement émotif».

Retrouver l’émotion dans le langage écrit: telle est l’invention dont Céline réclame avec virulence, dans les Entre-tiens avec le professeur Y, la paternité. Ce faisant, il se démarque d’une pratique de l’écriture fondée principalement sur une logique du sens, dont le roman à thèse d’un Sartre (la bête noire de Céline, ou plutôt son «ténia»!) représente après-guerre le modèle méprisé, pour privilégier une écriture soumise à une logique du son. C’est indirectement ce qu’affirme Ferdinand, le héros-narrateur de Féerie pour une autre fois II, lorsqu’il se déclare «le seul philosophe pratrabroumm»; il met ainsi face à face, dans une expression antithétique, l’onomatopée et le concept, tout en suggérant clairement sa préférence: pour le style contre les idées, pour la «petite musique» émotive contre les grandes orgues conceptuelles.

La stratégie de Céline, dans les années cinquante, est résolument offensive, satisfaisant d’ailleurs en cela sa nature profonde, encline à l’agression, au conflit: reconquérir par une parole sans concession, excessive, violente s’il le faut, la forteresse littéraire dont ses écrits pamphlétaires et les années d’exil au Danemark l’ont chassé. Il espère, avec Féerie pour une autre fois, provoquer un choc esthétique d’une intensité comparable à celle occasionnée, vingt ans auparavant, par la publication du Voyage au bout de la nuit. Pour parvenir à ses fins, il met en pratique, pour ainsi dire, sa «philosophie du pratrabroumm»: jamais son ambition de ne donner à lire (ou à entendre) que du style ne se réalise avec plus de ténacité, de virtuosité que dans les deux Féerie.

Féerie pour une autre fois II, plus particulièrement, satisfait à l’idéal moderniste et flaubertien d’un «roman sans sujet, ou presque sans sujet». Trois cents pages en effet sont consacrées au récit d’une nuit de bombardements sur Paris, durant laquelle le héros-narrateur assiste au spectacle féerique et terrifiant du renversement du monde, d’un retour au chaos: «J’aperçois le Luxembourg en l’air… comme s’il était là !… mais retourné… un éblouissant Luxembourg… aux nuages… les arbres rouges… bleus… jaunes… c’est la fête !… […] l’inondation de la Tour Eiffel !… les flots montent autour… montent… vont submerger la Tour Eiffel ! On se fait au chaos».

Un tel sujet s’avère littérairement extrêmement fécond. Comment formuler en effet ce qui dans la réalité n’a plus de forme, si ce n’est en déformant la langue ? L’écho célinien transforme la maxime de Hugo: «Guerre à la rhétorique, paix à la syntaxe» en lui répondant «Guerre à la rhétorique, et à la syntaxe». Les phrases éclatent en de multiples éléments autonomes, l’écriture se morcelle pour représenter mimétiquement le monde qui vole en éclats. Conscient de la menace qu’un tel style discontinu fait planer sur la lisibilité du texte, Ferdinand en appelle à la bonne volonté du lecteur et justifie le désordre littéraire par la nécessité de transposer fidèle-ment le désordre d’un monde sens dessus-dessous: «Vous me direz: pas très ordonnée votre chronique !… Qu’est-ce qu’est en ordre dans les Déluges ?… et vachement menteur, soyez sûr, celui qui vous narre posément, qu’il a vu fondre, dans quel ordre ! les éléments déchaînés sur sa petite patate !»

On peut donc parler, à propos de Féerie pour une autre fois II, d’une heureuse rencontre entre l’écriture des renversements et les renversements de l’écriture. Le texte nous invite à être sensible, face aux décombres d’un sens en ruine, à la succession des séquences phoniques et rythmiques, savamment orchestrée. Et la petite musique célinienne, note après note, résonne dans un espace de la fiction que les déflagrations ont fait voler en éclats.

O. B.

(Le Passe-Muraille, Nos 11-12, Mars 1994)

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