Le gobelet de Witi-Lama
Une prose inédite de Jean-Marc Lovay
En 1968, avec mon frère, on redescendait du Finsteraarhorn par le glacier de Fiesch. La bourrasque nous empêcha de continuer, et on trouva une vire protégée par une voûte rouge, au-dessus de la moraine. Cet abri était si envoûtant que je ne l’oublierai pas. En 1969 je remontai, seul, avec une planche de noyer pour faire une étagère et une casserole pour poser sur l’étagère, et un fagot de bois, afin de constituer un abri perpétuel où je viendrais réfléchir et me réfléchir. J’y restai deux jours et deux nuits, repartis par le lac Marjolène, et n’y retournai plus. Vingt ans plus tard, j’ai envie de montrer ce havre à Claude. Penché sur la carte il me dit: «D’accord, mais allons-y par la voie des airs. Si on prend de l’altitude, on pourra observer le terrain et choisir entre poser sur le glacier ou rejoindre Fiesch.»
A la fin de l’été on se hisse avec les parapentes sur la Tälligrat. De petits nuages ronds aux ventres de brebis volantes circulent doucement vers le sud-ouest. Hier a comme disparu, et demain est plus loin que demain, même si la météo a donné de faibles indices d’orage. Les sacs appuyés contre un rocher ressemblent à des leurres d’oursons modernes. Trois araignées se chauffent avec l’après-midi. On étale les chiffons magnifiques sous lesquels bientôt il va falloir être librement sévère. C’est un moment où mieux vaut imaginer être libre que prisonnier de la vie. Les voiles claquent en se gonflant, et on monte très vite, rudement, pour glisser vers les thermiques du Strahlhorn. L ’altitude gagnée est tant franche que si j’avais un variomètre il chanterait, mais c’est moi qui chante pour conjurer les brebis volantes qui grossissent. La voile tremble et secoue, car les thermiques se succèdent et je ne fais que les traverser pour aller au plus court étudier l’atterrissage. Je me sens observé par un rapace, et en me penchant je vois un nuage qui se dissout. En dessus Claude continue de monter en tournoyant. Je décide d’atterrir. C’est inquiétant de s’approcher d’un glacier, même s’il est dégagé, car on appréhende de glisser comme une feuille avec l’air froid qui suit la pente.
Mais pour moi, surprise de la bonne heure ! Le vent s’est levé de face jusqu’à ras du glacier, et je me pose légèrement dans une molle caillasse mouillée. A l’ouest s’avance un fin bandeau couleur de plomb, et des coups de vent tordent la voile quand je la plie. Claude joue contre l’épaule du Klein-Wannenhorn, ausoleil, eticienbasilya comme un marché de vieux vêtements gris qui se prépare, oui, des reflets de draps pâles jetés par d’invisibles camelots. Arrive soudain un chien polaire sans corde, suivi d’un homme qui parle français et vient d’Angleterre. Le vent agite les voix, et Claude me paraît proche d’un nuage, trop proche. Je dis à l’Anglais: «C’est toi le père du chien ?» «Bien sûr !» dit l’Anglais en regardant où je regarde, vers le W annenhorn. Claude se bat pour réussir à descendre dans les rafales. «Qu’est-ce qu’il cherche ?» demande l’Anglais. Je dis: «Il apporte le courrier, voilà le facteur !» «Sûrement un bon farceur !» dit l’Anglais. Et c’est mon anxiété qu’il me tend en passant une gourde de thé au rhum. Je lui dis que je ne bois jamais sans verre, un mensonge, et pour calmer le chien qui souffle vers la voile de Claude qui tangue à cinquante mètres sur nos têtes, lourd et léger, parce que nous humains on est encore lourds et légers. Et Claude atterrit à la verticale, et on est tous vivants sur terre et joyeux comme en l’air, et le chien encore davantage originaire du pôle. «J’ai vu quelque chose qui brillait en bas, peut-être un miroir cassé !» dit Claude. Est-ce que je serais devenu plus fort que la souris dans la douce gueule d’un loup ? Non, car c’est agréable d’atterrir avec la frange d’un orage près d’une moraine où adolescent j’ai apporté une planche, une casserole et un fagot de branches de mélèze. Aurais-je pu prévoir alors que je reviendrais ici avec un tel soyeux engin volant ?
On sort du glacier, on sait qu’on dormira dans la montagne, et le chien le sait encore mieux que nous. Il passe exactement où je passerais s’il me laissait la place pour guider, ce polaire ! Bientôt je reconnais la voûte rouge sous laquelle le monde m’apparut sans fin. Voilà: ce fut chez moi pendant deux nuits, il y a vingt ans. Le chien a un geste, un frottement d’anthropologue contre la joue de son père d’Angleterre, quand il découvre avec lui la planche de noyer, le bidon à lait suisse, contenance deux litres et acheté à la coopérative pour faire une bonne casserole, et à côté, brillant dans la lumière du crépuscule, un gobelet. «C’est de l’étain, c’est lui que j’ai vu depuis en haut !» dit Claude. Je dis: «Je ne l’avais pas amené, c’est quelqu’un d’autre.» Et le père anglais du chien soulève le gobelet en disant: «On pourrait ouvrir ici un consulat de l’Europe Punie !» Et il verse de sa gourde dans le gobelet et me le tend en disant… «C’est quoi le nom où on naît ?»
Alors Claude déplie le parapente comme la chemise d’un géographe du futur, s’il y aura le futur, et on ne voit que son visage quand il dit:
– Ici on est où on aime: Witi Lama, Fieschergletscher, Blatt 264, Jungfrau, Danke schön.
J.-M. L.
(Le Passe-Muraille, No 8, Juillet 1993)