Le Passe Muraille

Reichstag, Berlin

Une évocation de Matthias Zschokke

Reichstag – un mot magnifique, désuet comme le cristal. Ainsi se dresse-t-il, abrupt, solitaire, à côté du Tiergarten, un parc qui ressemble à une forêt, où traînent des voyous avec des condoms, racaille songeuse, emmitouflée, une zone blême au-dessus de laquelle passent d’énormes nuages menaçants, souvent en lambeaux, imposants comme peuvent l’être ceux qui descendent de Russie à Ravenne, en passant au-dessus du Reichstag. La neige tombe parfois. Il se dresse dans ce coin perdu, le Reichstag, on dirait la paroi nord de l’Eiger, ébréché, un dinosaure, et au-dessus de l’entrée, en grosses lettres de pierre, ces mots: Au peuple allemand. J’ignore qui le lui a offert. Sans doute un type aussi important que Hindenburg ou Lilienthal.

(Helmuth Kohl* porte pour l’instant le nom peu gracieux de chancelier de la République Fédérale. Il est cité ici, parce qu’il veut également faire un cadeau au peuple: un musée historique. Il est question de le construire en face du Reichstag, la première pierre vient d’être posée. Dommage. Pendant des années le secteur est resté en friche, seuls les oiseaux inutiles s’y posaient. Qui le voulait pouvait, seul, s’y laisser aller au spleen, en hiver, au bord d’une rivière grise, par un jour gris – derrière le Reichstag coule une rivière, jadis frontalière, ce qui représente le genre de rivière le plus rare et le plus triste, presque un canal –, l’été en présence d’une foule de gens venus du Kansas, du Kurdistan, de Kloten, de Calabre ou des lotissements sans étage, pour rôtir en rechignant des saucisses, taper dans un ballon ou jouer au badminton, tuer le temps ou se mettre au frais. Une Mecque pour les esprits lourds. Ils partaient de là, l’un derrière l’autre, dans le Tiergarten où ils disparaissaient dans l’ombre. Tout cela doit avoir une fin – c’est toujours une affaire, les cadeaux.)

L’esprit du temps vole en attendant, tel une poule excitée, au-dessus de ce terrain. L’ensemble doit une nouvelle fois être noyé dans l’Histoire. Le Reichstag sera de nouveau le siège du *Kohl = charbon gouvernement tuer. La DDR, qui commençait juste après, n’existe plus et les écoliers devront faire leurs frasques ailleurs. Les pelouses sauvages autour du bâtiment ont été transformées, des plates-bandes de fleurs ont été symétriquement aménagées, des petits buissons à feuilles persistantes ont été plantés en cercle, ailleurs des buissons plus grands et des haies – c’est d’un bel effet, mûrement réfléchi, l’intelligence s’y retrouve. Le peuple, à qui ce cadeau est destiné, s’y reconnaîtra bientôt facilement et y trouvera sa place dans les grands moments. L’ordre règne, un drapeau flotte dans le vent du nord-est, le bus No100 vous y conduit, un bus que je ne vous conseille pas de prendre, parce qu’il fait d’incroyables détours dans la ville et le parc, et des détours qui prennent un temps fou hors de la ville – ce bus se ridiculise tous les cent mètres. Je vous recommande le 248, l’ancienne ligne qui existait déjà dans les années de dépression.

Pourquoi je vous conseille le Reichstag ? Chaque fois que je le vois, je sens le grand souffle froid de l’Histoire. Je suis mal renseigné à son sujet, aussi mal qu’au sujet de Lilienthal (dans le dictionnaire de conversation Meyer on trouve des renseignements alignés pêle-mêle dans une belle chronologie), pourtant le bâtiment me fait l’effet d’un gouffre, un ciel immense se déroule là-dessus, les vents soufflent de l’est, de l’ouest, le nez rougit, les pieds s’alourdissent sur le sol de l’Histoire, vous êtes pris de vertige, l’envie vous saisit de vous y précipiter tête baissée. Je ne sais pas s’il gardera cette force comme siège réhabilité du gouvernement. Pour l’instant la neige recouvre tout, les plates-bandes, les pelouses, les haies, on a une impression d’effacement comme toujours, à l’infini. Oui, c’est l’hiver et ma gorge se noue. Voilà.

J’ai trente-huit ans, je me suis habitué à la vie, je ne pleure plus beaucoup, je ris rarement – quelques rides autour des yeux sont ce qui me reste des excès de jadis, ainsi que des petites verrues –, j’ai le sentiment que mon corps exige plus de chaleur, environ deux degrés de plus, sans doute me suis-je calmé, je bouge moins, je consomme moins, je me consume sur une flamme plus petite – seul cet étranglement est toujours aussi fort quand il me prend. Il devient même plus fort, avec les années. Je suis à ma table, aujourd’hui par exemple, j’ai poussé le chauffage, il y a encore de la neige dehors, je fais bouillir du thé, comme toujours, et soudain, la tristesse m’envahit, pèse sur mes épaules, m’enfonce dans mon siège, écrase mes bras contre la table, le froid s’insinue dans mes orteils et dans mes jambes, le dos se voûte, le ventre tombe, je ne lève plus les mains, ni les doigts, ni les yeux – tout sombre et la gorge se serre.

Lorsque j’étais plus jeune, je prenais place dans un bar dès que ma gorge se serrait. Oui, dans un bar – je pourrais essayer, maintenant, de courir dans un bar. L’après-midi déjà, il s’appelait «Züribar», je buvais un petit café avec une grappa, il y avait de la musique dans le fond, plein volume, n’importe laquelle, et l’angoisse disparaissait peu à peu. Le mieux à présent, c’est de sortir dans la neige, marcher, marcher, de préférence en direction du Reichstag. J’ai fait tout cela, autrefois, sans y penser. Je courais dans les bars, dans la neige, ou encore «là-haut dans la forêt, où ma trop grande douleur fondait en larmes» – je le faisais sans avoir honte de cette citation.

Aujourd’hui, je suis sec, encrassé. Je sais que ce parc existe à deux pas, à côté du Reichstag, ainsi que le Tiergarten avec ses étangs gelés couverts pour l’instant d’une épaisse couche de neige, avec ses arbres décharnés couverts de neige. A vec ses corneilles, ses milliers de corneilles venues de Russie à la fin de l’automne pour se retrouver chaque jour, à quatre heures de l’après-midi, quand la nuit va descendre, sur les arbres les plus hauts, d’innombrables corneilles croassantes, énormes, grises, noires, d’une beauté à la fois désolante et sublime.

Je pourrais me rendre là-bas. C’est vide, désert, cela me bouleverserait, je le sais, et l’angoisse s’atténuerait, je le sais, mais j’ai déjà trente-huit ans, j’en sais tellement, au sujet des bars, des corneilles, de la Russie, je sais que tout cela me bouleverse. – Ô Reichstag, pauvre Reichstag ! C’est exactement ce que je lui dirais, et il me fixerait sans comprendre, car il n’est pas un pauvre Reichstag. Au contraire, on s’empresse autour de lui, il est au centre de l’intérêt, le sang chaud de notre époque le traverse et le réchauffe. Ô pauvre vieux Reichstag ! C’est ainsi qu’on s’adresse bêtement à quelqu’un et qu’on lui gâte le plaisir parce que soi-même, on se sent ainsi.

M. Z.

(Ce texte est paru en allemand dans «Folio», supplément de la Neue Zürcher Zeitung, en décembre 1991)

(Le Passe-Muraille, No 7, Voix alémaniques, mai 1993)

 

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