La lumière d’écrire dans la nuit de vivre
Une rencontre, à Jujurieux, avec Charles Juliet, qui fut l’occasion d’un entretien,
par JLK
En un temps où, par médias interposés, triomphent apparemment les habiles et les bavards, il est certaines fréquentations qui ont la vertu de nous ramener à une plus discrète et plus juste approche de toute chose, dans l’accord et l’intensité d’une vraie présence et d’une voix singulière.
L’oeuvre de Charles Juliet, dont le sillon conduit du plus noir désespoir aux lueurs d’une sérénité gagnée de haute lutte, ménage cette sorte de rencontre en vérité. Or il m’a paru bon de prolonger ce compagnonnage de lecture avec l’auteur au naturel. C’était le 3 septembre dernier à Jujurieux, village natal de Charles Juliet qu’on peut situer entre Genève et Lyon, au pied des collines boisées du Bugey, où l’écrivain et son épouse M.L. accoutument de passer la belle saison.
Dès la découverte du premier livre de Charles Juliet, paru à Lausanne en 1973 à l’initiative de Georges Haldas qui le préfaça de surcroît, ce fut une voix qui nous toucha. Sous le titre de Fragments, cet extrait initial du Journal à venir nous révélait un homme en proie à une difficulté d’être extrême, dont chaque mot paraissait lesté de souffrance lancinante. Mais ce qui saisissait, à la fois, tenait à la densité et à l’intensité de cette parole scrupuleuse et dépouillée, à la force sourde qu’on sentait sous les hésitations et les timidités de cette voix, à la substance revigorante de ces pages pétries de détresse. Et de même perçoit-on, à la rencontre de Charles Juliet, ce mélange de fragilité presque diaphane et de vigueur terrienne, de réserve songeuse et d’attention cordiale, de détachement et de présence.
Après la parution de son premier livre, et au fil de publications régulières, Charles Juliet s’est acquis l’attachement et l’estime d’un public demeuré longtemps restreint. C’est que, des substantielles Rencontres avec Bram Van Velde, qui relèvent de l’entretien «pour l’essentiel» bien plus que de la glose picturale, aux poèmes abrupts de L’oeil se scrute, entre dix autres recueils, Charles Juliet n’a jamais cherché la séduction. Dans l’introduction à l’édition en trois volumes de son Journal 1957-1981, aux pages duquel il faut revenir et revenir comme aux carnets d’Haldas ou au bouleversant Journal d’Etty Hillesum, l’auteur exprime, sous forme quasiment mythique, la difficulté et le sens de son acharné combat.
Plus récemment cependant, en 1989, la parution de L’année de l’éveil devait marquer la rencontre de Charles Juliet avec le grand public, consacrée par un prix très populaire et l’adaptation du livre au cinéma. Rappelons qu’il s’agit du récit autobiographique des ter-ribles et mémorables années que l’auteur passa aux enfants de trou-pe, marquées par l’humiliation et la violence, autant que par l’amitié et les feux de la passion illicite liant l’adolescent à la femme de son mentor. Dans le sillage de Jules Renard ou de Giovanni Verga, ce récit prolonge son exorcisme, et parfois avec plus d’acuité mordante et de souffle lyrique, avec une nouvelle mosaïque de textes parus cette année sous le titre L’inattendu. Aux confins de la fiction, pudeur et secret oblige, l’on y voit apparaître les figures de la famille d’adoption et quelques beaux personnages de cette chère et dure campagne où le poète conserve de profondes racines.
Première visite
A Jujurieux, où j’imaginais, au temps du Maréchal, le gosse pieds nus menant paître ses vaches dans les champs pierreux cernés de forêts, ce sont les petits chameaux à peluche mitée d’un cirque de passage qui m’ont accueilli ce jour-là dans la rue en pente. Un peu plus haut, sur la place de la mairie, je savais la maison de l’écrivain jouxter le monument aux morts, reconnaissable à sa façade couverte de lierre.
Quant à mes hôtes, ils se tenaient sur le seuil, tous deux de bleu vêtus, lui comme en retrait d’abord et elle présidant à l’accueil — elle qui soutint son poète pendant tant d’années de doute et d’obscur labeur, souriante et solide, aux petits soins et se révélant bientôt aussi fine lectrice qu’exquise cuisinière. Tout, au reste, dans la haute et claire carrée aux quelques meubles précieux et aux tableaux en harmonie, traduit le même alliage de solidité terrienne et de lustre civilisé. Avouerai-je que je craignais vaguement, parce qu’il y a du Job et du Jérémie dans ses écrits, d’avoir à affronter un personnage ombrageux et farouche, voire même ravagé ? Or en dépit d’un tension intérieure toujours manifeste, c’est bien plutôt sous l’aspect de la simplicité et du naturel que m’est apparu Charles Juliet pour cette première rencontre.
— L’idée que nous devons aspirer à une deuxième naissance vous a beaucoup préoccupé. Voudriez-vous nous en entretenir pour commencer ?
— Cette deuxième naissance est à vrai dire la seule chose qui m’intéresse et c’est ce qui gouverne tout ce que j’écris. Cela peut être plus ou moins explicite, mais c’est toujours présent, lié à cette immense aventure qu’est la connaissance de soi. Qu’est-ce que se connaître ? C’est plonger en soi-même pour aller à la décou-verte de tout ce qui constitue l’individu, avec cette idée qu’on doit résoudre ses conflits et ses contradictions, s’efforcer de se mettre en ordre afin d’avoir des rapports plus simples, plus immédiats avec les autres et avec la vie. Pour moi, l’écriture a toujours été soumise à une exigence éthique, et seules m’intéressent vraiment les oeuvres qui rendent compte d’une telle aventure.
— Lesquelles citeriez-vous notamment ?
— Je pense à Tolstoï et aux mystiques que j’ai beaucoup fréquentés. Quoique n’ayant aucune croyance religieuse, j’ai découvert que cette aventure que je vivais, avec les moyens et les limites qui sont les miens, avait été celle aussi des mystiques.
— À quel moment la rupture avec la foi catholique, qui a marqué votre éducation ainsi qu’en témoigne L’année de l’éveil, s’est-elle consommée ?
— Il n’y a pas eu de rupture, mais bien plutôt un lent éloignement. Je ne pense pas que ma croyance d’adolescent avait des racines bien profondes. A partir du moment où j’ai commencé de réfléchir, je me suis éloigné de tout cela sans qu’il y ait le moindre déchirement. Cependant, l’expérience de l’art telle que je la conçois relève de l’aventure spirituelle rigoureuse, telle que je la retrouve chez Van Gogh, chez Cézanne ou chez Rembrandt. Cette aventure conduit, à un moment donné, à passer par une mort à soi-même. Cette mort, je l’ai vécue moi-même avec une intensité dramatique. Ce n’est pas une figure de style: il y a là, vraiment, l’acceptation du fait inéluctable qu’on va disparaître. Or c’est dans la mesure où l’on accomplit ce passage par la mort, qui est autant mort de l’âme que du corps, que par la suite peut s’épanouir une pensée qui ne soit plus assujettie à des considérations strictement personnelles. Alors on s’affranchit du moi et de l’individuel.
— Vous parlez de votre souci de vous tenir dans «le neutre». Qu’entendez-vous exactement par là ?
— Le neutre, pour moi, est un lieu géométrique où se rencontrent les contradictions. J’écris dans cette zone de tension. Cela signifie par exemple, si l’on se situe à un extrême, consistant à célébrer la vie et ses beautés, à entrevoir au même moment la violence et la barbarie humaines. Le souci du neutre conditionne mon écriture et mon style, si j’en ai un. Je crois qu’écrire doit l’être avec gravité, simplicité, sans enjoli-vures, sans afféterie, sans littéra-ture, sans rhétorique.
— Est-ce une règle conquise, ou cela vous est-il naturel ?
— Cela m’a été imposé. Depuis toujours, ainsi, et même lorsque je me trouvais dans une grande confusion, je me suis trouvé empêché d’entrer dans certaines oeuvres.
— Par exemple ?
— Par exemple l’oeuvre de Julien Gracq, que je respecte hautement, mais qui me semble appartenir à la seule littérature. Or à mes yeux, une oeuvre doit toujours se situer du côté de la morale plus que de la rhétorique. Je n’aime pas qu’un écrivain me donne le sentiment qu’il se laisse emporter par les mots, par son talent, par sa langue. C’est pourquoi j’aime particulièement, aussi, les textes de la Bible tels que Le Livre de Job, le Cantique des cantiques, L’Ecclésiaste ou les Prophètes.
— Dans votre Journal, vous écrivez que «le poète répète le Christ». Qu’est-ce à dire plus précisément ?
– Le grand poète, s’il existe, ne peut être qu’en total accord avec l’enseignement délivré par le nouvel Evangile. De quoi s’agit-il en effet ? D’une exigence d’humilité, de bonté, de respect des autres. Je pense que l’amour, sauf pour quelques privilégiés, est à conquéir sur notre égocentrisme, notre goût du pouvoir et de domination, sur l’envie, sur tout ce que j’appelle le moi et qui enferme l’individu à l’intérieur de limites très étroites.
— Vous êtes entré en littérature comme en religion, rompant avec vos études de médecine et ne vous consacrant plus, dès l’âge de vingt-trois ans, qu’à l’écriture. Comment l’avez-vous vécu, et comment votre entourage l’a-t-il accepté ?
— J’ai senti que cette exigence était si impérieuse et si ardente que je ne pouvais rien faire d’autre que de m’y consacrer entièrement. Cela n’a pas été sans mal. Je suis resté des années et des années sans rien publier ni gagner un centime, sans donner la preuve matérielle que je travaillais, ce qui ne pouvait manquer de me faire passer pour un type un peu fêlé. Cependant je travaillais bel et bien. J’ai d’abord écrit un roman, intitulé L’humiliation, évoquant ma vie aux enfants de troupe, mais qui n’avait rien de commun avec L’année de l’ éveil. C’est qu’il y avait beaucoup de choses que je n’osais pas encore aborder, à commencer par le récit de ma passion amoureuse. En outre, le livre était plein de ressentiment. Puis j’ai écrit deux pièces de théâtre, des nouvelles et des poèmes, mais je st entais que tout ça n’était pas bon et qu’il fallait que je travaille encore beaucoup. Bien souvent j’ai failli perdre pied, mais je sentais obscurément que mon temps n’était pas encore venu. Par la suite, tout s’est arrangé comme malgré moi. Ainsi, lorsque j’ai rencontré Georges Haldas, qui m’a proposé de publier mon premier livre, l’on aurait dit que les circonstances me souriaient enfin parce que j’y étais prêt. »
Quant à la réaction de mon entourage, elle fut variée. Du côté de ma famile adoptive, composée de gens très simples, on ne savait pas trop ce que cela représentait. En revanche, la famille de ma femme l’a beaucoup moins bien toléré. Etant alors assoiffé d’affection, j’ai beaucoup souffert du refus qu’on opposait à mon choix. Mais cela ne m’a jamais fait dévier de ma voie. C’est curieux, parce qu’autant je puis apparaître comme quelqu’un de détruit par le doute, autant j’ai cette opiniâtreté du paysan qui se dit qu’après avoir ouvert un sillon c’est jusqu’au bout qu’il faut aller.
— La reconnaissance publique découlant de vos succès récents a-t-elle compté pour vous ?
— Cela m’a fait, sans doute, beaucoup de bien. J’y ai puisé un regain de confiance en moi, quand bien même je reste plein d’incrédulité devant ce qui m’arrive. En outre, et surtout, j’ai été très touché par l’abondant courrier que je reçois, qui me prouve que ce que je croyais être seul à endurer l’est souvent par des gens qui n’ont même pas les moyens de l’exprimer, et qui me témoignent leur reconnaissance pour avoir dit ce qu’ils ressentent, les aidant en somme à vivre.
— De ces longues années de tâtons reste aussi votre Journal. Ce que vous en publiez représente-t-il le tout ou seulement des morceaux choisis ?
— Tout est publié. Mais notez qu’à l’origine, ces notes que je prenais sur des feuilles volantes ne l’étaient pas du tout en vue d’une publication. Raconter mes journées ne m’intéressait aucunement. J’ai toujours conçu le joural comme un instrument de connaissance et de clarification.
— Vous avez fait, au cours de votre vie, quelques rencontres importantes. Il y eut d’abord le peintre Bram Van Velde, et Beckett aussi vous a fortement marqué. Qu’en retenez-vous aujourd’hui ?
— L’émotion est, pour moi, ce qui prime à tous égards. De là vient que je n’ai jamais été attiré par les recherches de l’avant-garde littéraire, trop sophistiquées à mon goût. En revanche les oeuvres de Beckett ou des artistes silencieux tels Ubac ou Bram Van Welde m’ont touché en cela qu’elle sont traversées par la même aspiration à l’immuable. Parmi les écrivains d’aujourd’hui, ce fut en outre une joie de découvrir les livres de Christian Bobin. qui sait dire des choses essentielles dans un langage tout simple et primesautier, d’une fraîcheur qui m’émerveille. Trop souvent on voit des oeuvres qui naissent de la culture ou du talent, mais qui ne sont pas irriguées en profondeur. Ma propre solitude a pris fin dès lors que j’ai découvert Tchouang-tseu. Ceci dit, je crois que l’aventure humaine est une. On peut mettre ainsi, côte à côte, des passages de Beckett, de Saint Jean de La Croix ou de Tchouang-tseu pour former un texte d’un seul tenant. Dans le même éat d’esprit, et pendant des années, j’ai rêvé de concentrer, en un seul poème, tout ce qu’au monde j’avais à dire…
Propos recueillis par JLK.
(Le Passe-Muraille, No 3, septembre 1992)