La foi du chaudronnier
À propos du Voyage du pèlerin de John Bunyan,
par Gérard Joulié
Après la Bible, le livre longtemps le plus répandu en Angleterre fut Le voyage du pèlerin, écrit à la fin du XVIIe siècle par le chaudronnier John Bunyan. C’ est que le fond du protestantisme est la doctrine du salut par la grâce et que pour rendre cette doctrine sensible nul artiste n’a égalé Bunyan.
Pour bien parler des impressions surnaturelles, il faut y être sujet. Bunyan eut le genre d’ imagination qui les produit. Dès l’enfance, comme sainte Thérèse, Bunyan eut des visions, «étant grandement troublé par la pensées des tourments du feu de l’enfer», triste au milieu de ses jeux, se croyant damné, et si désespéré qu’il souhaitait être un démon, supposant que les démons sont seulement bourreaux et qu’il vaut mieux encore être tourmenteur que tourmenté. Dès ses premiers essais de conversion, il fut extrême dans ses émotions, déjà les idées s’attachaient à lui de cette prise invincible qui fait la monomanie. Souvent la simple conception d’ un péché devenait pour lui une tentation si involontaire et si forte qu’il y sentait la griffe aiguë du diable.
Devenu sectaire, on l’enferme pendant douze ans dans une de ces prisons infectes où sous la Restauration pourrissaient les puritains. Le voilà seul encore, replié sur lui-même, n’ayant d’ autre entretien que la Bible, assiégé par les terreurs de l’Ancien Testament, par le délire vengeur des prophètes, par les dogmes fulminants de saint Paul, face à face avec Dieu, tantôt désespéré, tantôt consolé, troublé d’ images involontaires, apercevant tour à tour le démon et les anges, acteur et témoin d’un drame intérieur dont il peut raconter les vicissitudes. Il les écrit, c’est là son livre.
Le voyage du pèlerin est un manuel de dévotion à l’ usage des simples en même temps qu’une épopée allégorique de la grâce. On entend ici un homme du peuple qui parle au peuple et qui veut rendre sensible à tous la terrible doctrine de la damnation et du salut. Selon Bunyan nous sommes les fils de la colère, condamnés dès naissance, criminels par nature, prédestinés justement à la destruction.
Voici l’abrégé des événements. Du haut du ciel une voix a crié vengeance contre la cité de la destruction où vit un pécheur nommé Chrétien. Effrayé, il se lève parmi les railleries de ses voisins et part pour n’ être point dévoré par le feu qui consumera les criminels. Un homme secourable, Evangéliste, lui montre le droit chemin. Un homme perfide, Sagesse-Mondaine, essaye de l’en détourner. Son camarade, Secourable, qui l’avait d’abord suivi, s’ embourbe dans le marais du Découragement et le quitte. Pour lui, il avance bravement à travers la boue et parvient à la porte étroite où un sage interprète lui indique la voie de la cité céleste. Il passe devant une croix et le lourd fardeau de ses péchés se détache de ses épaules. Il grimpe péniblement la colline de la Difficulté et parvient dans un superbe château où Vigilant, le gardien, le remet aux mains de ses sages filles, Piété et Prudence, qui l’avertissent et l’ arment contre les monstres de l’enfer.
Il trouve la route barrée par un de ces démons, Apollyon, qui lui ordonne d’ abjurer l’obéissance du roi Céleste. Après un long combat, il le tue. Cependant la route se rétrécit, les ombres tombent plus épaisses, les flammes sulfureuses montent le long du chemin: c’est la vallée de l’ombre de la mort. Il la franchit et arrive dans la ville de la Vanité, foire immense de trafics, de dissimulations et de comédies, qu’il traverse les yeux baissés. Les gens du lieu le rouent de coups, le jettent en prison, le condamnent comme traître et révolté, brûlent son compagnon Fidèle. Echappé de leurs mains il parvient enfin sur les montagnes heureuses d’où il aperçoit la divine cité. Pour y entrer, il ne reste à franchir qu’un courant profond où l’ on perd pied et qu’on appelle la rivière de la Mort. Contre ses angoisses, ni ses bonnes œuvres, ni ses prières, ni sa justice, ni toute la justice et toutes les prières de toutes les créatures ne pourront le défendre. Seule la grâce le sauve par un choix gratuit. Rien de plus émouvant que la scène où Chrétien raconte ses doutes, sa conversion, sa joie et la soudaine transformation de son cœur.
Une pareille émotion ne calcule point les combinaisons littéraires. L’allégorie, le plus artificiel des genres, est naturelle à Bunyan. Comme les enfants, les paysans et tous les esprits incultes, il ne saisit les vérités qu’habillées d’ images. On croit voir, en le lisant, les vieilles cartes géographiques où les profils saillants des cités anguleuses sont enfoncés dans le cuivre par un burin aussi sûr qu’un compas. Les dialogues coulent de sa plume comme en un rêve. Il n’a pas l’air d’y penser. On dirait même qu’il n’est pas là. Bunyan a l’abondance, le naturel, l’ aisance et la netteté d’ Homère. Il en est aussi proche qu’ un chaudronnier anabaptiste peut l’ être d’ un chantre héroïque, créateur de dieux. Je me trompe: il en est plus proche, car devant le sentiment du sublime, les inégalités se nivellent.
Ce livre qui fit trembler de joie et de terreur tant de générations de petits Anglais, je le recommande aux parents d’aujourd’hui afin qu’ à leur tour ils le fassent lire à leurs enfants. Seuls ceux-ci pourront en saisir toutes les merveilles. La traduction de Renée Metivet-Guillaume offre à tous une lecture pleine d’attraits. La traductrice n’oublie pas que Bunyan pensait et écrivait sous la Restauration. Elle serre de si près le texte, avec tant de précision que, grâce à elle, la phrase archaïque de Bunyan récupère comme par magie, cette naïveté que lui faisaient perdre les traductions dites élégantes.