L’artiste en bouillant Achille
À propos du Journal d’adolescent de Ludwig Hohl,
par François Conod
Penthésilée était reine des Amazones. Grièvement blessée par Achille, elle tombe amoureuse de son vainqueur et, pour se venger de son amour même, lâche ses chiens sur le roi de Myrmidons. Ivre de fureur, la belle enragée va jusqu’à participer au carnage, elle arrache à son héros des lambeaux de chair, lui suce le sang puis, reprenant enfin ses esprits devant l’horreur du cadavre déchiqueté, hurle une surhumaine plainte d’ amour et tombe pantelante sur les restes de son bien-aimé, raide morte.
Une intrigue aussi sobre et d’un goût si sûr ne pouvait manquer d’inspirer les poètes romantiques, notamment Heinrich von Kleist qui en a tiré sa célèbre tragédie, honnie par un Goethe revenu du Sturm und Drang. Elle sert de toile de fond au Journal d’ adolescent de Ludwig Hohl: Penthésilée est le surnom qu’il donne à Gertrud, son premier amour.
Mais l’ amateur de révélations croustillantes en restera pour ses frais: chaque fois que le jeune homme de dix-sept ans éprouve une forte émotion, il estime qu’ elle «fait partie de ces choses dont on devrait, ou bien parler à fond, ou bien ne rien dire»; Hohl choisit toujours la seconde solution. Il l’avoue d’ailleurs lui- même: le mot «journal» convient mal, «c’est un relevé de mes lectures ou un résumé de mes études personnelles.»
La première moitié du livre offre par conséquent peu d’ intérêt, si ce n’ est à titre documentaire. On y découvre notamment qu’en 1921, la journée d’un gymnasien comportait huit heures de cours, chacune d’ entre elles nécessitant un heure de préparation; on apprend aussi que le pasteur Hohl, père de l’auteur, canardait sans vergogne les écureuils chapardeurs de noisettes, et que le jeune Ludwig lui-même n’hésitait pas à tirer sur les étourneaux.
Comme tout adolescent qui se respecte, Hohl cultive l’amour du secret, plutôt d’ un secret que lui seul peut comprendre, et il s’ exprime à dessein de manière sibylline. Eperdument, il cherche à rencontrer une autre âme, autrement dit l’étoile du matin; il ne s’entend pas avec son pasteur de père; les montagnes le comprennent mieux que les hommes etc.: que voilà donc un jeune homme désespérément normal…
Trêve d’ironie: jusqu’ici, on peut légitimement se demander s’il était bien nécessaire de mettre en vente ces deux cent pages qui n’étaient pas destinées à la publication, et surtout de les traduire en français. Or au fur et à mesure que Ludwig mûrit, on commence à s’intéresser à l’œuvre à venir, à cette gestation que l’auteur définit clairement: «…si l’artiste crée une œuvre, il ne fait finalement rien d’ autre qu’amener un peu de lui- même à la lumière, rien d’ autre que placer une parcelle de son moi dans le monde qui l’entoure, pour percevoir un peu de soi. Et pour qu’il y ait, au-dehors, quelque chose qui le comprenne !»
J’aime cette impitoyable exigeance de clarté – qui, comme on l’a vu plus haut, ne va pas sans contradictions; je suis frappé par ce nietzschéen besoin de grandeur , situé bien entendu au-delà de toute morale, et qui s’ accompagne volontiers de mépris: «Supplices ternes et monotones, supplices ternes et répugnants, journées, êtres humains écœurants, comme je vous repousse, comme je sens la force de vous ignorer, comme vous vous effacez, comme vous menacez de disparaître devant la beauté, la grandeur que je vois, que j’ai entrevue !»
Alors le jeune révolté de passer au crible camarades et professeurs; peu trouvent grâce à ses yeux, nul n’entre ici s’il n’est à la fois poète et philosophe. Mais quel philosophe ! Hohl pose une fort jolie équation: la logique est à la philosophie ce que la gymnastique est à l’alpinisme. Autrement dit, comme le cite dans sa préface Antonin Moeri, traducteur: «L ’ intellect à lui seul ne saisit jamais le monde dans toute sa grandeur; il faut y ajouter le sentiment.»
On conçoit dès lors l’importance de la haute montagne (…«je vomis les collines»). Il s’agit d’ajouter aux «exercices d’érudition» chers à l’auteur des «exercices de varappe». Viennent alors des pages lyriques sur la grandeur et la beauté des montagnes – nouvelles révélations fracassantes !
Par bonheur, le jeune Ludwig finit par comprendre: «…ce qui m’attire en réalité, c’est la lutte. […] Au fond, la beauté s’y rattache; c’est à cause d’elle qu’on choisit précisément les montagnes comme champ d’action. La lutte est ce qui procure la véritable satisfaction intérieure.»
Nous voilà sauvés. Ce qui en fin de compte ne serait que stérile révolte d’adolescent débouche sur la volonté de combattre: «Plus de douleur, plus de lamentations au sujet de la lumière qui me manque. Je veux me battre pour obtenir cette lumière !»
Ainsi naissent les créateurs: ce ne sont pas ceux qui ressassent, mais ceux qui s’en vont en guerre contre la médiocrité. Honneur donc à notre jeune Achille en colère qui – aux prix de quelles luttes – est devenu Ludwig Hohl.
F. C.
Ludwig Hohl, Journal d’adolescent, traduit de l’allemand par Antonin Moeri, Editions Zoé, Carouge-Genève, 1992, 210 pages.
(Le Passe-Muraille, No4, décembre 1992)