Le Passe Muraille

Les livres à brûler qui nous brûlent

À propos de La Bible de Gustave Doré de Torgny Lindgren,

Par Jean Perrenoud

En ce jour de mars, me voici face à mon écran pour commenter La Bible de Gustave Doré de Torgny Lindgren, parfait inconnu pour moi jusqu’alors. Une note dans l’ouvrage m’apprend heureusement que Lindgren est né en 1938, qu’il est un auteur suédois membre de l’Académie (suédoise) depuis 1991, et qu’il est l’auteur du Miel du bourdon. La quatrième de couverture indique en outre que l’auteur a été récompensé par maints prix littéraires, notamment pour Le Chemin du serpent et Bethsabée, et que son œuvre est largement diffusée dans le monde.

Je panique un peu, car je me rends bien compte que d’autres que moi, plus cultivés, ont évidement lu tous ses écrits et se pencheront sur ma critique avec un certain sourire. Sur le prière d’insérer, je note encore que l’on trouve dans le présent récit certains personnages des précédents romans, tel le journaliste Manfred Marklund de Fausses nouvelles, qui continue d’inventer de fausses brèves pour remplir les colonnes des faits divers, ou telle femme étrange, déjà aperçue dans Le Miel du Bourdon.

Or le grand écrivain, ici, s’est mis dans la peau d’un homme qui sait (presque) tout, sauf lire et écrire, suite à un accident. Cet homme passe donc une partie de sa vie dans une institution pour déficients mentaux, en compagnie du souvenir d’un objet qu’il n’a plus, que son père lui a soustrait, mais qu’il retrouvera dans des circonstances étonnantes.

Le narrateur, n’écrivant pas, nous raconte son histoire grâce à un appareil d’enregistrement. Il interprète les événements de sa vie d’après la Bible illustrée par Gustave Doré, dont quelques planches choisies parsèment d’ailleurs son récit. Lindgren réussit le tour de force de nous faire entrer dans la vie du narrateur, de nous enfermer en quelque sorte dans sa vision du monde forcément fausse, forcément étriquée. La vie qu’il vit est bien belle selon lui, alors que tout nous indique, à nous, le contraire. Ainsi la destruction des stocks de livres laissés par la mort de Bok-Victor, un libraire hors du commun, qui ne le rebute pas, lui, mais qui effraie infiniment plus le lecteur: «Arrivés sur la galerie, nous avons observé quelques secondes d’immobilité, sur ordre du contremaître, avant de livrer au feu les œuvres de Heinrich Heine, Stefan Zweig, Heinrich Mann, Sigmund Freud, Marcel Proust, Ernst Wigforss [politicien social-démocrate], Léon Tolstoï et beaucoup d’autres. Ils disparurent dans les flammes, et la chaleur bénie fut envoyée dans les canalisations d’eau en direction des villas des professeurs d’université, des appartements des maîtres de conférences, des chambres des étudiants et vers la biblio-thèque universitaire d’Uppsa-la.»

Parmi ces auteurs se trouve précisément le monument dont je parle plus haut: Torgny Lindgren lui-même, dont l’œuvre disparaît dans les flammes pour aller chauffer une bibliothèque et réchauffer les membres éminents de la culture suédoise.

On perçoit mieux l’ironie. On sent alors Lindgren proche d’un autre brûleur de livres bien connu, le très regretté Vázquez Montalbán. Dès lors, le récit, relu au plus près, prend des dimensions gigantesques. Ce n’est plus seulement la vie d’un illettré qui se déroule devant nous, mais bien la nôtre: incarné dans un être de chair, tentant péniblement de donner du sens aux événements de notre quotidien avec notre grille d’analyse qui ne vaut guère mieux, souvent, que la Bible de Gustave Doré, nous passons notre existence à ne rien savoir, à peu apprendre, à mal interpréter, prêts à jeter au feu les œuvres les plus géniales, par méconnaissance, par inculture.

Qui est proche de brûler Lindgren, Proust, Montalbán, Vargas Llosa, Selma Lagerlöf, Zweig? Qui? Mais chacun de nous, bien sûr. Nous, pauvres ignorants de tant de créateurs. D’autres n’ont-ils pas, dans un autre registre, ignoré Vivaldi jusqu’à la fin du XIXesiècle?

Je viens ainsi de constater que je suis un illettré et je ne m’en remets pas. J’aurais peut-être mieux fait de brûler Lindgren et continuer de me complaire dans mon ignorance, plutôt qu’un tel livre ne crée un pareil incendie dans mon inculture. J’avais beau le pressentir, j’avais beau être averti, Le Vol du vampire me l’avait pourtant déjà annoncé: les livres se nourrissent de nous, les livres nous consu-ment. Ne vaut-il pas mieux les détruire, surtout les meilleurs, avant qu’ils ne nous brûlent?

J.P.

Torgny Lindgren. La Bible de Gustave Doré. Traduit du suédois par Lena Grumbach et Catherine Marcus. Actes Sud

(Le Passe-Muraille, No 77, Avril 2009)

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