Demain

Récit inédit de Fabrice Pataut
UN
Ils étaient libres, ils avaient conquis, leur regard pouvait porter loin devant et ne jamais buter contre l’horizon pour peu que tel fût leur désir ; c’est ainsi qu’Irène comprenait l’intimité qu’ils avaient patiemment acquise avec les choses du monde, à coups d’exploits éphémères et de victoires silencieuses. Elle se pencha pour effleurer l’eau froide du bout des doigts, sans raison, pour le seul plaisir de faire le geste, un ample geste de semeuse, mais Pierre, toujours attentif, le lui interdit d’un sourire du coin des lèvres et elle s’empêcha de fléchir la nuque et le torse en signe d’approbation, sans rien dévoiler de la façon dont il l’avait convaincue, comme autrefois dans l’eau du bain ou à la proue du voilier au-dessus des remous froids et tenaces du Pacifique : ici pour éviter d’avoir du savon dans la bouche, là pour ne pas tenter les prédateurs dont Pierre savait tout. Car Pierre était l’homme des solutions raisonnables, et ils allaient et venaient en grand nombre sous la coque, ces monstres féroces. Les carangues, curieuses comme des chiots, mouchetées ou royales, les murènes grises, toutes sortes de bêtes intelligentes et dangereuses… L’eau sauvage n’est jamais sans risque, Irène le savait aussi bien que lui mais d’un savoir livresque, à la manière d’une jeune fille de son époque ; c’est pourquoi, maintenant que le siècle était passé depuis seize ans, elle la confondait volontiers, quoique par jeu, avec celle, tiède et opaque, des tubs.
Elle garda la tête droite sans effort et remit les paumes à plat sur le tissu de sa robe comme on les laisse sur un cahier ouvert quand aucune correction n’est plus à craindre. Un goût de bulle savonneuse glissa sur ses gencives, une mince tache noire fila droit devant elle sous l’eau menaçante en direction de la mer — souvenir du bain, souvenir des Marquises. C’était un juste retour des choses que ce rappel des peurs anciennes apprivoisées par la prudence de Pierre, soutenue par ce chemin inattendu d’une carpe ou d’une truite convoquée par une nature complice. Irène aurait voulu l’embrasser, le remercier pour chacune de ces choses d’hier si bien faites, justes et pondérées : poissons nacrés dessinés à l’échelle dans son cahier d’école, photographies de l’océan prises au lever du jour avec le Leica du grand-père Jérôme, passage du gant gonflé d’eau claire sur les tempes — choses du bain, de la nage en mer et de la voile —, et le remercier plus encore si c’était possible pour ce poisson d’aujourd’hui, long et gras, qui filait à ses pieds dans l’eau sale bien qu’il n’en fût nullement responsable. Elle n’osa pourtant rompre le silence qu’ils avaient mérité au terme d’une longue journée de marche. L’eau était devant eux, noire et tachée d’argent en cette première nuit d’été, mouchetée de marques blanches qu’on aurait pu prendre de loin pour des mouettes posées en équilibre dans le creux des petites vagues de juin. Elle partait de sous leur ponton, faussement plate et silencieuse, glissait lentement sur les côtés pour remplir le bassin, allait de l’avant et se perdait dans la grande nuit lagunaire. Ils pouvaient aller au-delà, bien au-delà encore en la prenant pour guide. Pierre aurait pu vouloir lui donner cela en cadeau bien qu’ils eussent été partout, goûté tous les lits, écrasé l’herbe de tous les champs, profité des refuges de basse montagne lorsqu’il faisait froid au dehors d’un bout à l’autre de l’Asie, bien qu’ils se fussent glissés sous des draps aussi épais que des couvertures, tièdes et repassés comme des mouchoirs de soie, et eussent senti tour à tour, parfois dans une seule et même journée tant le monde était généreux et l’argent facile, la chaleur du foin fané par les journaliers et la raideur bienveillante des taies empesées par les bonnes. Maintenant qu’il fallait se laisser vivre pour quelque temps encore et surtout ne rien négliger en termes de promesses à venir et de rétributions d’usage, Irène tenait à ce que cet optimisme fût envisagé avec le flou des départs inopinés, mais en plein accord avec les petits calculs dont Pierre avait le secret depuis le temps des culottes courtes.
Des culottes ? Non, réfléchit-elle. Depuis bien avant, depuis la première fois où, du creux des bras de sa mère penchée au-dessus du berceau, elle avait dû — c’était certain — observer ses grands yeux délavés. Geneviève s’était à peine courbée de façon qu’Irène ne régurgitât pas, et Irène s’était tenue le dos bien droit devant le grand panier en rotin de Polynésie « pour voir son double de ses propres yeux ». Autant dire que Pierre calculait depuis la nuit des temps. Il n’y avait aucune odeur de terre là où ils étaient aujourd’hui, assis côte à côte au bord du quai, ni même de boue ou de vase, pas un seul relent d’égoût. Les bancs de roseaux qu’on pouvait distinguer au loin en plissant les yeux ne bruissaient pas, leur respiration était si douce que l’eau silencieuse avait repris ses droits sur tout l’espace. Une tierce personne qui serait passée le long du quai aurait pu croire que son rebord en pierre blanche d’Istrie avait disparu pour la seule raison que l’eau, toujours imprévisible, lunaire en plus d’un sens, s’était mise à monter sans prévenir, par jeu, fantaisie, inconséquence nocturne. L’attitude était familière et partagée après des années d’apprentissage : ils pouvaient rester de très longs moments tout indifférents à l’environnement, qu’il fût champêtre ou citadin, humain, animal ou végétal, qu’il s’agît du décor frivole rêvé du plus profond sommeil ou celui, fonctionnel et éphémère, des halls d’hôtels étoilés et des préparatifs. L’indifférence n’était jamais feinte ; il la préféraient à l’attention encombrante d’autrui, l’intérêt des tiers pour leur couple pêchant par flatterie ou simple maladresse en ce qu’il les séparait pour un moment. Chacun de ces errements venus de l’extérieur n’avait-il pas été une douleur ? Irène et Pierre auraient bien pu n’avoir qu’un seul nom et une âme unique à peine fendue en deux comme une orange qu’on commence à ouvrir.
Une église sonna la première heure du matin. Pierre crut reconnaître la cloche du campanile de Sainte-Eufémie. C’était improbable, mais il aimait cette église qui avait dans son esprit la taille d’une chapelle. Il se tourna vers Irène et lui sourit en poussant de l’index un caillou dans l’eau. Lui aussi pensait à cette matière dure et souple du berceau à roulettes. Ils l’avaient conservé dans la cave de l’appartement de Paris, et Pierre descendait le regarder de temps à autre sans prévenir pour le pousser du pied, ou bien pour soulever la poussière grise en soufflant sur le tissu encore tenu au cannage par de petits nœuds serrés comme des nœuds plats de lacets.
Irène baissa la tête pour regarder le caillou tomber. Curieusement, l’eau noire ne bougea pas, comme si la pierre avait été aussi légère qu’une plume ou la lagune faite d’une huile épaisse. Elle aurait voulu savoir, être rassurée comme autrefois avec poissons et savon, soit en passant une paume arrondie dans l’eau pour récupérer le caillou, soit en la laissant filer entre ses doigts. Peut-être avait-elle imaginé ce geste et cette chute. Après tout, elle s’était mise par osmose à penser à tout autre chose : au berceau, justement, à son tissu Vichy jaune pâle et à son voile, fait dans la même matière, qu’on pouvait tirer pour faire de l’ombre jusqu’aux pieds le long d’une tige curieusement souple en bois de palmier. Là, au fond de cette petite coque protégée du bruit des pas, des va-et-vient et des portes claquées par les vents pluvieux d’Aquitaine, Pierre se donnait tout entier au sommeil fondateur des nouveaux-nés comme il se donna plus tard au même sommeil exactement dans les bras pleins d’Irène, par des vents menaçants, porteurs de mort et, dans leurs impalpables anfractuosités aériennes, d’une malveillance dont on lisait l’effet d’épouvante sur les visages. Du fond de ce sommeil sans trouble, Pierre préparait leur lendemain dans ses détails les plus inattendus, avec une précision parfois comique et il fallait qu’Irène introduisît dès le réveil une part de hasard — calculée, pour le coup, c’était son paradoxe — afin que la vie, facilement ennuyeuse, leur parût au moins un peu fantasque. Drôle. Risquée. (Quoique l’élément du risque ne manquât pas de se manifester souvent sans leur concours et à leur désavantage, malgré les manipulations féminines en faveur d’un imprévu qui devait reproduire la tranquilité maternelle de leurs chambres jumelles de Bordeaux.)
C’était une habitude que d’examiner ainsi leur départ dans la vie, d’y réfléchir chacun pour soi au même moment sans avoir à s’en ouvrir. Ils s’y appliquaient lorsqu’ils revenaient à tel ou tel port devenu familier. L’examen faisait partie du voyage, le voyage lui-même prenait des allures de retour aux sources. La mère d’Irène avait été une femme remarquable pour son époque. Elle avait pris sa fille dans ses bras ce jour du premier regard parce qu’elle aimait sentir sa chaleur contre son sein, parce que la chaleur lui manquait cruellement depuis longtemps avant la grossesse. La difficulté d’Irène à trouver le sommeil avait été la meilleure des excuses, les cris de Pierre dans la pièce voisine l’occasion de rire d’une épouvantable cacophonie à l’étage des enfants, un vacarme strident que sa mère à elle n’aurait certainement pas supporté. Si la mère d’Irène avait hurlé aussi fort au même âge, Madame Thomazeau aurait fait monter la nourrice et exigé qu’on lui portât sa verveine au fond du jardin pour qu’elle ne fût point dérangée par sa fille. Elle prononçait rarement son prénom — Geneviève —, disait plutôt « Viens ici me voir » ou alors « Referme bien la porte », sans laisser l’arôme d’amande et la mollesse pâtissière du prénom adoucir ses ordres. À l’instant du pencher au-dessus du berceau jaune, cette fille rarement nommée avait déjà décidé qu’elle partirait avec son enfant. Avec son Irène. Aux Marquises, peut-être sans le père, avant l’école obligatoire, au moins le temps de la petite enfance, dans la propriété familiale à laquelle Irène aurait droit un jour. Les hommes comptaient peu dans la famille Thomazeau : le père de Geneviève, tout comme son mari, n’existaient que comme géniteurs et financiers au service d’un gynécée réparti sur plusieurs méridiens et parallèles.
Pierre avait souvent fait remarquer que cette première séparation avait été déchirante. C’était dit sur un ton moqueur et il s’adressait alors à des couples d’étrangers qu’Irène et lui connaissaient à peine parce que la femme — légitime ou non, maîtresse officielle, amie de passage, peu importe, la question était toujours féminine — demandait invariablement « s’il y en avait eu beaucoup d’autres comme ça, des séparations ». Et ces gens de toutes sortes, rencontrés au hasard d’une villégiature ou d’une invitation s’amusaient à l’unisson, par couples — par paires d’imbéciles — de sa réponse péremptoire comme d’une bizarrerie anachronique, inquiets en réalité de ce qu’on pût « se connaître depuis le berceau et quand même rester ensemble », comme si seule l’amitié ou un intérêt familial et financier eussent été à même de soutenir l’épreuve du temps. L’épreuve destructrice, c’était sous-entendu, émaillée de pièges et de faux-semblants. Irène y répondait par un massage des doigts, histoire de leur redonner la souplesse perdue à ce contact imprévu, puis des ongles seuls, par de petits mouvements secs qui signifiaient qu’elle était en réalité débarrassée depuis longtemps de telles âneries, convenues et bourgeoises, de leur poussière néfaste. La petitesse du monde lui glissait dessus sans même qu’elle s’en rendît compte, avec la facilité d’un vent tiède. Rester ? Pour écarter quelle envie de quel départ ? Pour conjurer quel péril ?
La nuit, au contraire, leur était favorable, surtout lorsqu’elle promettait d’être profonde, défaite des hommes et libérée de l’écho de leurs conversations, rendue à elle-même pour qu’elle pût étendre sans contrainte son empire sur toute chose aquatique et terrestre ; en l’occurrence — à l’endroit où ils se trouvaient ce juin-là — sur un mélange de matières solides et liquides habité de hérons, d’aigrettes, de ragondins et de pipistrelles. Irène se demandait combien de temps ils allaient rester. Non pas qu’elle voulût partir. Ils avaient loué pour un mois. Ils auraient pu s’établir là où ils étaient jusqu’à la fin sans jamais plus bouger. La propriétaire n’y aurait point redit. Depuis le temps qu’ils revenaient, madame Zaffo gardait chez elle un nombre conséquent de livres français, et aussi les manteaux d’hiver apportés le premier décembre qu’ils étaient arrivés chez elle, impossibles à fourrer dans leurs valises pleines de cadeaux le matin du départ. Elle les avait rangés à son étage de manière qu’ils pussent « voyager léger» s’ils décidaient de profiter d’un autre hiver. Elle réitérait au téléphone l’invitation pour les jours froids presque en chantant, à chaque nouveau voyage, quelle que fût la saison, d’un petit air malin qu’on lui connaissait si bien qu’il faisait sourire à distance avenue Vélasquez. Alors — et il ne semble pas que cela fut le fruit d’une décision, pas même superficielle ou négligeable — Irène poussa à son tour un caillou dans l’eau. Une sirène retentit à l’horizon, qui n’annonçait pas la montée des eaux, beaucoup plus tardive, d’octobre et de la Toussaint, mais le passage d’un paquebot de croisière, et ils se levèrent parce qu’il était tard. Pierre connaissait par cœur le chemin le plus court mais préférait déambuler. Ils marchèrent côte à côte le long du quai en faisant parfois, pour en rire, de belles enjambées, puis, avec retenue, le long des ruelles perpendiculaires qui imposaient au contraire la lenteur, presque au hasard alors qu’ils auraient pu tracer une carte de leur territoire avec une précision insoupçonnée des autochtones. Dans cette ville inconsidérément prégnante et inspirée, piena di cose, pleine de choses, et pour ainsi dire encombrée de détails redondants, d’anecdotes contradictoires, d’historiettes et de tiroirs secrets, ils se sentaient libres comme on peut se sentir hissé haut sans vertige en traversant le bush australien plat et dur, pelé par endroits, recouvert de sa fine poudre rouge. En cette belle saison, Irène peuplait volontiers Venise de barbares et de cannibales, Pierre de saints, d’ermites et de prophètes. C’était pour jouer et entre eux deux. Toutes sortes de remarques déplacées étaient destinées à un usage ludique et privé : à propos d’un jeu des matières ou d’une forme observés dans une frise, ou plus bas dans une plinthe, peut-être à l’angle d’un meuble de maître du musée Correr ou dans la boursouflure d’un mur de cuir gaufré leur rappelant le bois flotté, l’écorce, le raphia. Choses lisses bien qu’inscrites ou tressées, merveilles sans rigueur de l’enfance au Pacifique. Souvent, aussi, ils s’amusaient à comparer différents genres de nuits, mais pour se féliciter de n’en préférer aucun, chaque obscurité affichant ses qualités intrinsèques, chaque nuit particulière se trouvant brutalement opposée à toutes les autres quant au matin qui lui fait suite. Inscrit sur une feuille d’or ou plutôt griffonné à la va-vite sur un méchant papier bis qu’on soupçonnait ardoise juste avant l’aube : c’était imprévisible, le matin. Que feraient-ils demain ? Quelle serait l’humeur au réveil ? Qui se lèvera le premier, se demanda Pierre en respirant si fort que le vent tiède monté d’Afrique lui tourna la tête ? Il ne voulut rien laisser paraître de cette question et assura son équilibre de manière artificielle, en faisant semblant d’avoir à poser les pieds sur les dalles sans mordre aux interstices. Cette marelle mensongère le conduisit à un banc et il s’y assit seul, non pas pour se reposer, mais, avoua-t-il en répondant à la question muette avec tout son souffle, pour en profiter encore. Irène l’eût jugé diablement hypocrite si elle avait découvert la supercherie.
Demain…
« Rentrer » n’était pas un terme courant de leur lexique personnel. C’était une expression plutôt rare, un mot technique qui renvoyait aux calendriers et aux horaires. « Rentrer à Bordeaux » aurait pu être considéré, ou encore «rentrer à l’Île Marchand». Mais c’était parce que le vent pouvait les conduire à l’un ou l’autre lieu sans distinction. L’amour de la paresse qui avait vaincu dans leur esprit l’idée pompeuse de la France fille aînée de l’Église, incarnée là-bas selon la grand-mère d’Irène par la minuscule mais non moins cathédrale Notre-Dame des Marquises, et tout près d’eux, à Bordeaux, à deux cent mètres à peine de sa maison, par l’imposante et véritable cathédrale Saint-André, ce goût grave et malicieux pour l’oisiveté reprit incontinent ses droits. Irène dit tout haut qu’elle voulait rester plus longtemps, Pierre caressa le bois craquelé du banc pour qu’elle vînt le rejoindre et ils décidèrent de prolonger leur séjour pour une durée indéterminée. « Restons autant que nous le voulons », affirma Pierre d’une voix un peu faible. Le Temps recouvert d’or, à qui ils avaient offert leur amour et leur argent sans autre engagement que celui de tout dépenser, leur devait quelque chose, c’est ainsi qu’ils comprirent ce parti inattendu l’instant d’avant. Rester. Le Temps leur devait en retour, non pas un sursis, ni même une quantité indéfinie de durée, mais une suspension abstraite. Ils ne pourraient en venir à bout tant les placements fructifiaient sur les marchés et leur amour se voyait sans cesse offrir de nouveaux prétextes. La promesse du Temps était depuis longtemps renouvelée n’importe quand et n’importe comment, au petit bonheur la chance, comme il sied aux insouciants. Là où ils étaient aujourd’hui, ils voulaient plus encore, par vanité et gourmandise. La grand-mère d’Irène, inquiète, tellement avare du prénom de sa fille, avait eu la certitude qu’ils réussiraient « à tout claquer ». Ces mots, dans sa bouche, étaient fielleux, pleins d’un mauvais poivre. Elles les avait glissés quitte à souffrir de leur vulgarité, comme ces gens qui préfèrent partager un mal dont ils sont responsables avec ceux qu’ils ont décidé de punir par la grossièreté, plutôt que de les voir goûter un bonheur qu’ils pourraient mépriser à distance en ne sacrifiant point leurs bonnes manières. Elle les avait retenus entre la joue et le palais à la manière de bonbons surnaturels qui n’auraient jamais pu fondre. Irène les avait entendus une seule fois, susurrés derrière une porte le jour de ses dix-huit ans, à Bordeaux, rue Montbazon, mais néanmoins assez fort pour qu’elle pût en prendre connaissance, et cette idée perverse du mal qu’on distille avec les apparences du secret pour que les inquiets s’en imprègnent aussitôt derrière des battants faussement fermés l’avait fait pleurer. Madame Thomazeau était ainsi faite que ses biens en Aquitaine et aux Marquises, quoique considérables, avaient dans sa tête endolorie la fragilité des pâtisseries au beurre. Lorsque le père de Pierre était parti à son tour en Polynésie pour s’engager dans les affaires, un mois à peine après le départ de Geneviève, madame Thomazeau l’avait convoqué. Elle avait vu ce départ-là d’un œil très favorable : un homme marié, issu d’une famille respectable, qui avait l’intelligence de laisser épouse et enfant à la métropole pour traiter là-bas les mains libres, aurait tout le loisir d’espionner pour son compte. La grand-mère d’Irène connaissait par cœur la langueur factice des îles, l’ennui qui s’installe au creux des soirées tièdes, l’ivresse des bleus de minuit et de cobalt mélangés à la frontière de l’eau et du ciel. Elle ne s’y était rendue qu’une seule fois, mais son idée des abus de la vie sociale de Tahiti et des Marquises était précise. Son mari les lui avait enseignés et elle bénéficiait depuis sa mort des avantages de la mémoire à distance par ouïe-dire, bien plus fidèle à ses yeux que l’observation directe. On les commentait dans sa famille depuis la victoire de Dupetit-Thouars sur les Anglais. Là-bas — et peut-être seulement là-bas pensait-elle par vanité — chacun savait ce qu’il fallait savoir, ou tout au moins le soupçonnait. Ou alors rajoutait-on un petit mensonge et prêchait-on le faux afin de se rassurer sur des vérités usées jusqu’à la corde. Le parfum de scandale était une chose lointaine dont Paris façonnait les apparences et qui tournait en rond pour y gonfler sur place. Alors qu’aux antipodes, c’était facile. On n’y gardait jamais un secret plus de deux jours. La Polynésie française lui appartenait un peu, son salon de Bordeaux lui rendait hommage par l’exposition disparate et plutôt charmante de conques nacrées rangées dans une vitrine de la plus petite à la plus grande, de nacelles de pêche, de masques rituels et d’une peinture maladroitement imitée de Gauguin pour faire « moderne », c’est-à-dire choquant. Un peigne en bois de palmier pendait au-dessus de la porte du vestibule, à la manière d’une croix de baptême ou d’un miroir de poche accrochés trop haut pour cacher une tache ou une fissure. Lorsque la mère de Pierre rejoignit son mari avec son enfant, madame Thomazeau voulut y voir une trahison, pire encore que celle de sa fille. Pierre avait un an.
Irène revint avec eux cinq ans plus tard, sans ses parents à elle, pour ses premières vacances d’été françaises. Madame Thomazeau, qui n’avait tout ce temps reçu qu’une seule lettre, d’ailleurs assez vague et convenue, perdue dans un flot de cartes postales, comprit très vite que les deux petits avaient grandi ensemble dans un sens contraire à ses attentes. Elle recommanda les Berges du Lac en matière de plage bordelaise le lendemain de leur arrivée mais ne daigna jamais les y accompagner. Elle rappela à la gouvernante en affectant un ton distrait que les paréos étaient dans la malle jaune.

Le campanile sonna la demi-heure et Pierre dit « Rentrons, maintenant ». Il fallait traverser le canal de la Giudecca, descendre du vaporetto à Saint-Marc et continuer à pied pour retrouver l’appartement de madame Zaffo dans le quartier de l’Arsenal, ou bien prendre un taxi devant la Piazzetta. Encore devaient-il passer un pont et remonter la très longue calle del Corder jusqu’au quai pour rejoindre la station la plus proche de Sainte-Eufémie. Elle eut peur de la distance qui la séparait encore de cette rue pourtant si familière, l’île de la Giudecca étant l’un des premiers quartiers de Venise qu’ils avaient visité jeunes mariés après le service militaire de Pierre. Les mots dansaient dans la tête d’Irène, trop de mots à la fois, des mots du temps des Marquises, dans une immense confusion. Elle eut peur d’avoir à marcher si loin et même d’affronter les murs froids et humides, les portes closes avec leurs rangées de sonnettes en cuivre. Pierre pouvait-il le comprendre ? Il allait droit devant, sans se retourner, vers la rue bordée de maisons hautes et étroites. Était-il donc l’homme des labyrinthes ? Il s’engagea sur le pont. Était-il également l’homme des passerelles ? Le pont avait des marches, il les gravit avec une aisance inhabituelle. Elle traînait les pieds, comme les enfants qui imaginent en toute sincérité avoir quelque chose de plus important à faire que de se presser. Était-il à présent l’homme des escaliers ? Jamais elle n’avait assisté à autant de transformations aussi inopinées, radicales, contradictoires. Elle les récapitula dans l’espoir de mieux cerner ce Pierre inattendu et il lui apparut comme un automate programmé pour exécuter trois tâches : avancer droit et vite, bifurquer militairement sur la gauche, lever les jambes pour gravir deux à deux les marches plates et profondes — difficiles, difficiles — et surtout (comme quoi l’automate en était un et avait renoncé aux devoirs comme aux émotions) ne pas s’arrêter, ne pas se retourner, ne pas se demander si Irène suivait. Elle aurait pu penser à ces couples moqueurs qui doutaient qu’ils fussent restés ensemble autrement que par lassitude ou intérêt. Si l’un d’eux les avait observés en ce moment même, la femme aurait pu imaginer l’abandon dont Irène était victime et l’homme sourire en pensant que le marcheur avait une autre créature en tête pour s’éloigner avec tant d’indifférence. Mais Irène avait trop de morgue et d’héritage familial pour comparer son couple à aucun autre. Elle avait dans la tête tous les mots qu’il fallait pour garder Pierre auprès d’elle, pour le ramener en arrière par la pensée, lui faire redescendre ces marches affreuses et l’obliger au demi-tour. Ces mots différents qu’elle aurait volontiers prononcés en silence ne l’avaient jamais été, par aucun autre couple. Ils n’étaient pas pour autant cérémonieux. Ils n’avaient ni patine, ni usure, ni histoire, et si on lui avait demandé de les dire maintenant qu’elle était seule au bord du quai et que Pierre devait s’être engagé dans cette horrible calle del Corder, elle aurait pu décrire leur couleur ou dire quelle était leur odeur lorsque le vent se levait, parler de la consistance qu’ils prenaient en fondant dans la bouche. Car c’était là, finalement, qu’ils résidaient, mais pour disparaître aussitôt, à la différence des mots méchants de sa grand-mère. Une image ancienne lui en donna la confirmation.
Pierre, assis sur l’un des paréos de madame Thomazeau — ceux qu’on sort de la malle en bois l’été et qu’on étend dehors le soir après les avoir rincés —, regarde sa mère s’avancer vers les vagues à la plage des Berges du Lac en août 1938, l’année de leur premier retour à la métropole. Le père de Pierre est resté quelques mois de plus pour affaires ; de même les parents d’Irène, mais eux pour une durée encore indéterminée. Elle sera courte, Irène doit maintenant rentrer en classe de onzième — à Paris ou à Bordeaux, rien n’est encore décidé. Geneviève et son mari se disputent souvent à ce propos. Le goûter est préparé sur des petites assiettes bleu roi à bords dorés. C’est l’œuvre de Françoise, la gouvernante. Pierre écarte les quartiers d’orange et l’idée lui vient lorsqu’il en tient un entre les doigts — luisant, orange, il va sans dire, mais pour le coup très orange, sanguin, violet au centre et sans les petites peaux blanches désagréables à mâcher —, l’idée lui vient d’écarter pareillement les lèvres d’Irène qui sont elles aussi gonflées à la manière du fruit et portent leurs propres traces violacées aprèsla vigueur du bain froid. Quelle ravissante orange, cette Irène. Il colle dessus ses lèvres à lui, pleines de sel, sèches, un peu trop sèches. « Oh ! » fait doucement Irène. «Encore ?» demande Pierre. « Oui », répond Irène, six ans. «Alors, c’est bon l’orange ?» fait la mère de Pierre en secouant ses cheveux mouillés au-dessus d’eux. «Très», réplique Irène avec assurance, fière, indifférente au pouvoir des adultes. Comme elle est militaire, tout à coup, et Pierre remarque qu’elle n’a pas rouvert les yeux pour répondre. Lorsqu’elle le fait enfin l’instant d’après, ils sont d’un vert merveilleux, d’un vert profond ensoleillé de minuscules points jaunes et Pierre ne sait rien faire d’autre que regarder ses pieds pour ne pas être aveuglé. Ceux d’Irène sont là tout contre, leur plante uniformément rose fait face à celle de ses pieds, tout aussi roses. Non par rosissement mais roses d’origine, à vrai dire à peine teintés, faits pour la marche feutrée. Les yeux, les pieds — Irène est partout, où qu’il se tourne. En haut, en bas, sur les côtés. C’est un drôle de bonheur parfait. Le Pacifique est dans leurs veines. Jamais ils ne seront libres de cette attache. Esclaves de l’eau, des grands fonds, des prédateurs, de la nudité.

Irène cria — sans force — son nom, Pierre, au goût sucré d’orange sanguine. Aucun autre mot n’aurait pu mieux la satisfaire en cet instant, ni posséder un tel pouvoir incantatoire et descriptif. Elle n’avait jamais fait l’expérience de l’impuissance haussée à ce degré de perfection. Irène n’avait rien trouvé d’autre pour le ramener à la raison et ne trouvant rien s’était réduite à un bruit. Leur destination lui sembla plus incertaine encore. Et s’ils n’atteignaient jamais l’appartement de la calle Erizzo ? S’ils restaient indéfiniment perdus dans les petites rues étroites et fraîches de la Giudecca …? « Perdus » était le mot juste. Perdus pour la première fois, jetés dans les limbes ou quelque lieu mythologique sans projection cartographique. Elle aurait pu trouver d’autres exemples si elle avait eu la présence d’esprit de retourner s’asseoir sur le banc pour réflechir plutôt que de chanceler sans but. Pierre n’aurait pas manqué de revenir et elle aurait eu le temps de rappeler au moins ceci à sa mémoire : perdus en mer, au large de la Pointe Vénus, à Tahiti (Geneviève avait garé sa quatre chevaux au parking du phare, elle était montée pieds nus sur le capot et avait pris ses jumelles pour scruter l’horizon) ; perdus entre Gobi et Dengkou dans le désert mongol (quelqu’un, une fois de plus, était intervenu, et le danger, là encore, s’était enfui). Pourquoi Pierre tardait-il ainsi ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Bien qu’il eût depuis longtemps passé les marches, Irène se prit à les imaginer glissantes. Mais pourquoi glisser ? Quelle idée… Sans eau de pluie, au début de l’été, avec partout la pierre sèche et salée qui assure les pas. Il restait la rue étroite. C’était pire encore. Pierre ne pouvait-il s’y perdre ou y faire une mauvaise rencontre ? Il suffisait d’une ombre tapie dans l’embrasure d’une de ces portes aux sonnettes brillantes, d’un chat qui rôde, d’un présence animale… D’un monstre énorme et impur. Du taureau blanc, tiens, autrefois envoyé par Poséidon sur les rivages de la Crète pour la gloire du roi Minos, avec Pasiphaé qui s’en éprend et Dédale, ingénieux, qui lui fait une belle vache blanche en fer gainée de cuir à l’intérieur pour qu’elle s’y cache et satisfasse dans le confort sa passion contre nature. Pasiphaé, salope antique, accroupie dans la fausse bête, sa fente de chair contre la fente de fer, en position pour recevoir le taureau sauvage.
(À suivre…)