Quand Sortj Chalandon compatit avec les sinistrés du cœur
Après L’enragé et son mémorable aperçu de l’enfance vilipendée et punie, l’écrivain, ex grand reporter de Libé et forte plume du Canard enchaîné, déploie une nouvelle chronique, à résonances personnelles, dont le protagoniste, après la rude école de la rue, partage les luttes des militants de la gauche extrême. Scénar d’une possible série sympa ? Pas tant que ça !
par JLK
« Garde ton cœur en enfer et ne désespère pas », parole du moine Silouane de l’Athos, nous revient en lisant le récit de Kells, pseudo emprunté à un autre saint homme mais Irlandais, avec cette immédiate précision « sartrienne » que l’enfer en l’occurrence est incarné par l’Autre, sale type avéré dont nous n’entreverrons que quelques traits abjects (quelques « mots qui tuent ») justifiant que son jeune fils se trisse, se casse, fuie ce salopard de père quasiment hitlérien qui n’a fait jusque-là que le battre et le rabaisser non sans terroriser la mère du garçon, laquelle se risque juste à filer à celui-ci un Corneille (en clair : un billet de cent francs) au moment de l’accompagner en douce à la gare lyonnaise de Perrache où il l’embrasse une dernière fois sans tendresse – la pauvre n’ayant jamais pu lui manifester le moindre amour – et d’où il va fuir, fuir, fuir loin de l’Autre…
Le Livre de Kells, douzième roman, en partie autobiographique, de Sorj Chalandon, raconte cette fuite éperdue transformant une «défaite» – ainsi que le protagoniste juge d’abord son échappée -, en progressive rédemption, sur fond d’errances existentielles propres à la jeunesse des années 70, de violents affrontements sociaux et de parcours personnels tragiques pour plusieurs des « copains » de Kells.
Le pseudo choisi par celui-ci renvoie à une amitié d’enfance fondatrice, pour le narrateur, et plus précisément à une carte postale que lui a envoyée son ami Jacques, en vacances avec ses parents en Irlande, représentant un évangéliaire celte enluminé du IXe siècle, le fameux Livre de Kells. Avec Jacques, qu’il retrouvera d’ailleurs en cours de virée, Kells a concélébré, au jeu du mot deviné, la valeur de deux vocables : BEAUTÉ et MERCI, qui réapparaîtront dans les moments les plus lumineux de son récit, après des mois de galère. Avec la carte postale en question, Kells a emporté trois autres objets qui comptent pour lui : un carnet rouge dans lequel il consignera ses pensées et observations, une image du curé d’Ars en lequel il voit une figure de lumière et La Nausée de Sartre… Le reste de son bagage se résumera à un « backpack » de routard, juste de quoi ne pas crever de froid quand il se retrouvera littéralement à la rue, pour une dizaine de mois, après une première étape en Camargue et le vague projet, tout à fait d’époque (!) et relancé par deux films-cultes, de prendre la route de Katmandou via Ibiza…
Sous les clichés, les surprises de la « vraie vie »
Visez le pitch du scénar, qui pourrait être le canevas à succès d’une série plutôt bien-pensante dans le genre politiquement correct : le jeune gars qui fait le mur de la famille pourrie par un despote blanc limite facho,
la fugue plein sud marquée par un premier affrontement avec les flics qui le collent pour stop au bord de l’autoroute (il jouait de la flûte sur une jambe, le séditieux) et lui soutirent le peu d’argent qui lui restait, la suite du périple à Paris où il se mêle à une petite bande sympa (quoique) et tâte ensuite d’un trip à l’acide lui faisant croire qu’il va percer le secret des secrets avant de fantasmer sur le personnage d’ Angela Davis, ses galères de plusieurs mois et son apprentissage de la réalité réelle, sa découverte de la violence politique de l’époque (dont il n’a pas le début d’une idée) et sa rencontre d’un groupe de jeunes maos de la gauche prolétarienne qui l’accueillent d’autant plus volontiers qu’il se révèle un solide cogneur, les slogans (Liberté ! Libérons Geismar ! À bas le racisme anti-jeunes, etc.), les manifs, la violence locale et mondiale (Pierre Overney flingué devenant martyr, le carnage de Munich, la chasse aux migrants, la question palestinienne, etc.) bref toute l’époque plein la gueule et Kells qui ne sait plus trop où il en est, son ami Denis qui a passé par le Chili et commence à douter, la Cause du peuple de moins en phase avec « le peuple », bref une vraie saga sympa (quoique) vue par ce Chalandon « qui en a » vu qu’il a « couvert » le Liban et l’Irlande pour Libé avec l’occulte bénédiction de Sartre le Dieu vivant à binocles pote de Castro et de Mao, etc.
Mais encore ? Eh bien, tout autre chose, et qui ne flattera personne, jusqu’au terrifiant post scriptum post mortem : la liste sèche des copains morts, suicidés ou trucidés…
Compagnons de route, puis de doutes…
De fait, le Livre de Kells, à lecture attentive et quelque peu « décalée », est autre chose qu’une plus ou moins romantique saga d’époque, « entre nostalgie et désenchantement », lutte des classes à vingt ans et plus tard sus au cholestérol…
« Je me suis toujours méfié des témoignages gorgés de d’émotion ou de colère », écrit Kells au moment même où l’émotion et la colère le poignent après le tabassage, à terre, par les Brigades spéciales, d’un jeune étudiant militant au seul tort d’être présent dans une manifestation pacifique soudain bloquée par les cris, les insultes et les gaz. « Pour la première fois, j’ai vu la haine dans le regard des flics ». Et cet autre cri sur la foule terrorisée. « Ils tirent pour tuer ». Et plus tard ce mot retrouvé de l’étudiant tabassé : « Nous ne sommes pas contre les vieux, nous sommes contre ce qui les fait vieillir ».
Or le récit de Kells, bel et bien gorgé d’émotion et de colère par la réalité ambiante, ne cesse de suivre un fil invisible plus doux et plus douloureux, plus secret, d’une voix qui rappelle celle d’autres « enfants » maltraités dont ont parlé Dickens ou Jules Vallès – Poil de carotte ou Brasse-bouillon le szffre-douleurs de l’affreus eFolcoche, ou encore la , Cosette des Misérable, entre autres « blessés profonds » à la Calet dans l’émouvant Peau d’ours : « Rien n’est prévu pour les sinistrés de l’âme » ou limite kitsch : « Ne me secouez pas je suis plein de larmes »…
Mais point de larmes chez Kells, sauf ici et là quand il y a « trop ». Du moins le Livre de Kellsvise-t-il plus haut que la sensiblerie : la pointe sensible extrême qui fait, dans le récit de Sorj Chalandon, nous venir des larmes aux yeux. Par les gestes de la solidarité pure. Par les échanges rares mais vrais de pure amitié. Par les silences pudiques du pur amour. Par ces moments déchirants que le romancier extrait du tout-venant des jours comme des traits de lumière.
Georges, alias Sorj, alias Kells, se font une idée particulière de la droiture, de la justice et de ce que Shakespeare appelait le «lait de l’humaine tendresse », qui se retrouve chez le petit Bonneau, protagoniste de L’Enragé. Or ces qualités ne sont d’aucun parti, d’aucune paroisse, d’aucune secte : les maos ont accueilli Kells mais celui-ci dit qu’un geste d’un mec à robe jaune de la secte Hare Krishna eût pu lui rendre l’espoir au cas où. « Garde ton cœur en enfer », etc.
Sorj Chalandon. Le livre de Kells. Grasset, 379p.