Le Passe Muraille

La fin du monde en plus compliqué

     

À propos du premier roman de Peter Hudson

par Francis Vladimir

Peter Hudson nous gratifie avec son premier roman d’un baroque absolu. Pour qualifier son texte le mot dystopie pourrait convenir. Mais ce serait, finalement, vouloir le caser trop hâtivement en voulant influer sur le futur lecteur. Avec cet immeuble-là à portée de rue, dans un Paris sombrant peu à peu sous les eaux, avec des répits et des accélérations selon les quartiers de la Capitale française, le romancier nous entraîne dès le départ, nous embarque conviendrait mieux, dans une histoire où les tenants et les aboutissants se révèlent en 72 chapitres romanesques qui donnent au livre son entraînement, sa complexité mais aussi sa lisibilité la plus entière. C’est que le récit qui nous est conté nous promène en des lieux et des périodes dans le passé qui exsudent les soubresauts d’un monde qui n’aura cessé, depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, d’avancer en aveugle.

Un livre annonciateur à sa façon d’une apocalypse annoncée avec des eaux qui ne cessent de recouvrir les territoires urbains et campagnard et une terre qui, au tiers du livre, commence à bouder et à se cabrer dans ses profondeurs, sans que jamais elle ne dépasse encore le rugissement de ses plaques souterraines, histoire de lancer des premières alertes. A bon entendeur, salut.

Mais que nous raconte donc Peter Hudson. La quatrième de couv’ est en soi un parfait résumé de ce que le livre renferme. Une histoire humaine tissée entre des protagonistes qui à priori n’avaient rien à faire ensemble, sauf qu’ils relèvent tous de profils si improbables que le romancier se donne un malin plaisir à se jouer de leurs destinées. Certains mourront et d’autres, au final crépusculaire, s’en sortiront dans une sorte de renaissance et de conviction intime que la vie vaut bien d’être vécue en dépit de toute la chiennerie qui semble la caractériser dans le roman. Cette manière-là de s’aventurer dans une histoire étonnamment familiale avec les bons, les méchants et les improbables, ceux qui se définissent au milieu du gué des difficultés et des confrontations, est typique d’un romancier dont la verve dans la multitude des péripéties qu’affrontent ses personnages, nous tient en haleine de bout en bout. Qu’on sache seulement que le héros James Dervidian, cahin-caha va mener la danse sans jamais savoir tout à fait où il va, guidé par son expérience passée d’ex-membre des forces spéciales américaines, dans le souvenir de son amour passé pour sa femme Ruth et l’attachement qu’il porte à leur fils Toby.

À partir de ce module et une entrée en matière partagée entre Paris et Londres (exécutions sommaires au quatrième étage de l’immeuble, d’un côté, et naissance d’une petite fille dans un terrain vague, de l’autre), voilà que vont naître d’autres improbabilités romanesques qui ne manquent pas de sel et pigmentent tout le récit de sauts et cabrioles multiples qui donnent au roman cette sensation d’imprévisibilité constante digne des meilleurs thrillers ( et pourquoi pas le film d’Hitchcok : Fenêtre sur cour) – « Il prit la cigarette qu’il avait jeté sur la table avant de sortir en trombe de l’appartement. Il se demandait s’il réussirait à dormir. Il revit le visage de l’homme levant les yeux vers lui et se sentit soudain mal à l’aise, presque nauséeux, comme si la pression atmosphérique s’était soudain mise à dégringoler. Le lendemain, il ne parvint pas à chasser l’incident de son esprit. Il essaya de se dire que ce n’était pas ces affaires, mais les images revenaient : le petit cercle noir de la bouche lointaine, la silhouette crevant la surface de l’eau, le geste de l’homme dans la rue. Plus d’une fois, il se retrouva derrière le store, fixant le carrefour, scrutant les fenêtres des étages supérieurs comme s’il y avait encore quelque chose à y découvrir. Il n’arrivait plus à ne plus penser à ce qu’il avait vu. »

Course à l’échalote pour certains des protagonistes, levée de secrets pour les autres, le roman n’en est pas moins un très belle suite de sentiments humains qui, au débotté vont se nouer entre des personnages centraux et des figures périphériques, bien peu avantagés pour certains (à découvrir par vous-mêmes), inquiétants pour d’autres, apaisants aussi en parfait équilibre pour maintenir au roman, en temps de montée des eaux, une bonne gîte. Car nous serons embarqués au fil des pages et au fil des courants sur des petits appareils de transports d’eaux fluviales ( skidders, barges, péniches à Londres, à Paris et dans la campagne submergée) pour suivre un petit monde qui ne se connaît pas mais que nous apprendrons à connaître, nous familiarisant avec des types de caractères que La bruyère en son temps eût définis populairement comme cabossés. Car le monde dans lequel le roman nous immerge est un monde qui va de travers, qui n’a d’autres boussoles ( comme la boussole que l’énigmatique Balthazar donne à Toby)  que la survie et l’errance au fil des quartiers qui se noient alors que d’autres reprennent pied, de capitales étranges à souhait avec des testeurs de tous pays qui montent la garde, font la police, font régner un ordre sidérant et violent et arbitraire, bref un monde de fin du monde où les périodes de guerre antérieures au cataclysme des eaux ( le démembrement de l’ex-Yougoslavie dans les années 1990), sont convoquées pour mieux dire la manière dont les générations précédentes se sont construites tout en ratant le coche. Ce qui pourrait paraître en dépit du bon sens donne au livre une force d’évidence, une raison supplémentaire d’intéresser le lecteur à l’histoire racontée, et plus que cela de le capter, de le captiver, un peu comme le miel est le pur travail des abeilles, abeilles inquiétantes qui sont aussi dans le roman.

Si l’on ajoute que tous les protagonistes pèsent leur pesant de mystère, que peu à peu ces mystères assemblés puis rassemblés en un ultime lieu, permettront de révéler au lecteur le mystère original, on est rendu alors à ce qui fait une des forces du roman de Peter Hudson qui, à partir de trajectoires individuelles, jamais simples, déroule son écheveau d’événements et de contre événements, digressions dans le passé pour éclairer le présent, conduit à ce qui est le cœur du livre, l’humanité de chacun. Et c’est cette belle entreprise que le romancier mène à terme, non qu’il ait un engagement envers le lecteur, après tout celui-ci fera son miel ou sa déconfiture de l’histoire qui lui est contée, non ce qui est emblématique du roman, c’est la manière dont le romancier dresse les difficultés, la course d’obstacles incessante qui fait barrage au fur et à mesure que l’énigme si elle paraît s’épaissir, en fait, se lèvera comme les brouillards qui entourent l’équipée du dernier tiers du roman. Et on ne peut que se laisser transporter, le mot convient si bien ici, aux côtés de Bendly, Dill, Bénita, Maimie, le traiteur 663, Goth, Derv. et Rose, bien sûr, la sublissime araignée-chameau… «  Ainsi, quand l’araignée-chameau atterrit sous le placard, se précipita vers la porte et que la trouvant fermée, elle fonça vers les grands pieds de Bendly, celui-ci hurla et se saisit d’une vieille copie du Complete Driver Monthly dans un des sacs en plastique de Dill. Il lui asséna un coup de gourdin improvisé alors qu’elle passait en trombe sur le bout de sa chaussure pour redisparaître sur le lit. Il tira le sommier vers lui et voyant l’araignée immobile contre la plinthe, frappa à nouveau, l’envoyant dans une course éperdue le long du mur. Dill s’était mis à crier… Quoi ? dit Bendly… Elle pique pas ? C’est ça ? le visage de Dill s’illumina… Comment peux-tu en être sûr ? Elle a des pinces de homard… Bon, dit-il, elle n’a pas l’air bien méchante, il va falloir lui trouver un nom » – bref une petite galerie intimiste qui nous amène aussi loin que possible jusqu’à retrouver Sangster, l’ancien des forces spéciales, l’amoureux transi, incroyable mais vrai, et le démon  Goblin, le pourchasseur, le vengeur, le fou de Dieu… tout cela fait que les ingrédients de l’histoire ne cesseront de porter notre lecture jusqu’à douter de l’issue finale ( l’épreuve du puits, la fuite de Dill)  mais, celle-ci, avec ce brin d’amertume qu’elle suscite n’en est pas moins un point d’orgue à une fiction qui pourrait bien être en deça de la réalité.

Ajoutons aussi, que le roman écrit en anglais a été traduit par Pierre Luciani. Que la langue de Peter Hudson a la fluidité  et les couleurs indispensables à un roman fait d’eaux stagnantes, montantes et l’opacité des eaux saisies par le gel, que le monde dont il est fait état dans le roman, un monde qui dérive dont la fin semble être programmée, fait l’objet de tableaux où les constructions humaines s’apparentent à des spectres, où le restant d’activités apparaissent déréalisées au point que tout, les drames et les plages de silence semblent être un cauchemar collectif, n’était le rêve qui semble tenir éveillé certains des héros de ce très beau et surprenant roman, au réalisme expressionniste et à la symbolique assumée. « Toute la matinée, le héron était resté fidèle à son rôle d’éclaireur et le malaise que Derv avait éprouvé en apercevant l’homme de façon si inattendue s’était peu à peu dissipé. La créature grise qui semblait l’attendre et son envol à l’approche répétée du Skidder avaient quelque chose de rassurant, comme si elle le guidait pour de bon…. Hey ! Hey ! En quelques secondes, le faucon s’abattit sur sa proie et, cette fois, plus libre de ses mouvements dans l’eau à hauteur de pattes, les ailes déployées comme un manteau, il renversa facilement le héron et immobilisa le long cou gris dans ses serres… Il déchiquetait le corps arrachant de son bec acéré des amas de plumes et de peau de la poitrine de sa victime…. Lâche-le ! Saloperie ! Lâche-le ! Même lorsqu’il fut sur l’oiseau, celui-ci ne relâcha pas sa prise. Le héron n’était plus qu’une masse confuse de gris et de rouge dans l’eau ensanglantée. Le faucon tourna la tête et regarda Derv qui se tenait au-dessus de lui, son arme de poing levé. Dans ses petits yeux d’un rouge ardent, il n’y avait que bravade et reconnaissance supérieure de la possession. Il lança un cri de défi perçant, le trait de plumes noires fiché au-dessus de chaque œil formant un triangle sur le haut de son crâne. Ses pattes musclées campées en une équerre parfaite et son torse entièrement strié toisaient l’humanité et toute son insignifiance. Derv le regarda, impuissant, puis baissant son arme, retourna vers le skidder »

 

L’immeuble au bas de la rue de Peter Hudson – aux éditions de L’écailler – 2025 – p475- 23€ –

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