Sappho entre sa source et le fleuve de la vie
Une somme d’érudition poétique signée Pierre Lendete, consacrée à Sappho de Mytilène. Un fascinant Labyrinthe de lecture où se perdre pour mieux se retrouver et prendre la vraie mesure d’une grande figure féminine de l’Antiquité littéraire.
par Francis Vladimir
Somme poétique, promontoire pour une plongée salutaire, saut symbolique du haut de la falaise de Leucade, et remontée dans l’histoire de la Grèce, l’antique, l’archaïque : une chute pour une ascension, celle qui donne à l’âme son éternité – sa non-mort…
Par un effet des plus étonnants l’écrivain Pierre Landete nous emmène vers la surprise en nous faisant partir à la découverte de Sappho la mytilénienne, Sappho la lesbienne, fille de Lesbos, Sappho la si mal nommée, la si bien décriée. De ce constat d’une simplicité d’apparence P.Landete se fait le porte-voix de la poëtesse, celle par qui la poésie est advenue, celle par qui la fragmentation retrouvée de ses vers a fait trace écrite, s’est extirpée de l’oubli au gré des découvertes qui, à ce jour, ne sont peut-être pas épuisées. Il aura fallu à Pierre Landete ce brin de folie et de passion érudite mêlées pour s’aventurer dans les temps anciens et nous aventurer nous, lecteurs, dans une odyssée digne d’Ulysse, afin que réapparaissent pour nos contemporains l’histoire révélée de la lumineuse Sappho. De cette lumière que d’aucuns auront tenté d’éteindre, à tout le moins de faire vaciller, l’auteur de ce magistral essai-poème historico – poético – civilisationnel se propose de nous la restituer, de nous y confronter, de nous en faire sentir les ineffables bienfaits, les contours oniriques et sublimes, une histoire dépouillée des scories des interprétations malveillantes pour en saisir le cœur, le noyau atomique pourrait-on se hasarder à dire, afin que la mesure, la pleine et entière mesure de ce que fut Sappho de Mytilène nous soit rendue, sans pingrerie littéraire, sans mal façon interprétative, sans mise en accusation et mise au bûcher, mais avec tous le chorus émerveillé venus du fin fond de cette Grèce lointaine, d’avant l’ère chrétienne, pour que grâces et libations soient enfin faites à cette grande dame des lettres.
« Sappho, dont la gloire fut célébrée pendant toute l’Antiquité, était une femme irréprochable. D’abord à cause des qualités de son œuvre unique, ensuite pour sa vie privée vertueuse. Fille d’aristocrate, elle fut mariée, mère et sœur attentive au destin des siens. Puis veuve. Elle fut victime des troubles politiques qu’elle affrontera avec le courage que rend nécessaire l’exil. Elle dirigea un thiase poétique, une Maison des Muses qui inspira, pour la transmission du savoir, bien des philosophes. Dans de nombreux vers de Sappho on trouve des maximes édifiantes attestant de sa rigueur morale. » ( p.391)
Prenez donc le temps de visiter la Basilique Prénestine (1) qu’est à lui seul le livre de Pierre Landete, de découvrir l’architecture solide et labyrinthique du livre, de vous y perdre en se laissant éclairer peu à peu par le lucernaire ancien mais alimenté par le savoir infini et cohérent de l’auteur, afin que l’aura poétique vous poétise à votre tour. Pythagore (son quasi contemporain) et Aristote (venu beaucoup plus tard ) se seront consacrés à la première poëtesse. Ces grands esprits reconnurent sans barguigner à Sappho, sa grandeur et son unicité, sa valeur et sa position, dans le dialogue constant, et cette femme qui n’était point seule de son temps agrégeait autour d’elle des esprits, des âmes-sœurs regroupées en un thiase (2), , et se mit à écrire laissant sur des papyri (3) les sublimes mystères de ses compositions, le lyrisme de sa voix, l’incandescence de sa poésie, ses apartés, son rapport au monde, l’aspiration à retrouver les neuf muses, elle qui sera sacrée la dixième d’entre elles. Le lecteur qui se sera laissé prendre aux flots de cette mer démontée qu’est le livre de Pierre Landete découvrira avec joie et soulagement, en fin de livre, la table chronologique en guise d’inventaire de l’avant et de l’après Jésus-Christ, et 223 fragments commentés et un inédit, donnant du grain à moudre à notre curiosité sans cesse relancée, notre curiosité et notre ignorance profonde de ces fondements, de ces fondations humaines que fut toute la période hellénistique de son essor à son déclin, et il serait vain et prétentieux dans ces maigres lignes que de vouloir en faire répertoire tant ce que Pierre Landete en dit et en tire en analyses et en représentations mêmes de notre monde d’aujourd’hui est riche plus que d’enseignement, d’intelligence tout court.
J’aurais aimé être capable de dialoguer longuement autour de ce livre pour le plaisir de dire et affiner l’impression, cette presse de l’esprit que certains textes occasionnent à l’esprit fureteur et volatil, cette manière-là dont un texte vient élargir soudain un horizon, déplier des territoires d’inconnus à vous les rendre reconnaissables, à ne pas vous en éloigner mais à vous y promener, vous prenant par la main et sur les chemins de crête dont on imagine en abysses la mer Égée, afin de rester dans le ton de l’histoire, oui j’aurais aimé, en ouvrant ce chantier de lecture, me transporter à mon tour pour, dans une sorte de fides, de foi transparente à soi-même, au son lyrique d’une homonyme fides (le son de la lyre) et me reconnaître féal de la dixième muse, la servir non aveuglément mais l’accompagner, partager son exil, la regarder, l’entendre, la lire d’époque. De cette proximité que le livre de Pierre Landete procure il faut tirer les fils d’une poésie éternelle, celle qui, des siècles passés, de ceux d’avant le déluge, nous fait écho de l’histoire humaine à l’attelage des dieux, nous mettant à l’écoute sensible de nous-mêmes. De tout cela le livre Sappho de Mytilène nous entretient, avec force détails, ainsi le dirait un esprit malveillant, de ceux qui se plurent à dénigrer la poëtesse, la formidable prêtresse des mots, l’influenceuse d’auteurs latins à venir, pour la mieux bannir de la communauté de l’esprit, la ravaler à un rang inférieur, en faire une moins que rien, une dévergondée, une courtisane, une débauchée, une Marie-Madeleine irrécupérable. Bref, à se laisser aller, on voudrait régler son compte poétique à tous ceux et celles qui ne voient la poëtesse et ne la convient aujourd’hui que dans l’habit sulfureux d’un lesbianisme féminin dont l’auteur se demande, à raison, si elle fut sa tasse de thé. Cette manière de voir par le petit bout de la lorgnette qui est la marque de fabrique et de déraison, d’oubli de notre époque, les contemporains de Sappho et ceux qui leur succédèrent, n’en firent jamais leur outil de connaissance. Ils lui marquèrent plus que de l’admiration, lui dédiant une sorte de tiare, l’accueillant au plus haut et au plus fort de leur reconnaissance, en la ceignant en Mascula (4) et en poeta vates (prophétesse).
On ne saurait marquer plus grande attention à ce livre-fleuve sur la vie de Sappho qu’en recommandant aux amoureux de la poésie et de ses origines de le prendre à bras le corps et peu importe que l’on s’y perde tant les sources et l’historiographie des dieux antiques fourmillent et en détails et en mitos – ( le mythe est d’abord un outil du langage, une lumière, un éclat brillant…p122) – toujours signifiants et magiques, peu importe que par KO littéraire, le lecteur lambda tarde à s’ébrouer de tant de connaissances sur un monde englouti qui volcanisent nos fichues certitudes. La magie est bien au rendez-vous opérant sur le lecteur dès lors qu’il se veut esprit en friche de tout à priori, de toute pensée atrabilaire, pour mieux se laisser aller à ce fleuve qui, des enfers à l’Olympe, nous recommande dans les bras de Sappho, ceux de sa poésie que rien n’entrave, tirée de ses rêves et de son savoir poétique élaboré à l’aune de son expérience de vie et de ses croyances en des dieux surprenants d’imagination entre eux et envers les humains. Par un effet et un essor poétiques qui s’écrivent page à page, à l’approche de cette déité qu’était en un sens Sappho dans sa manière d’élaborer le poème, de s’y situer en tant que sujet, dans la réitérée et ineffable tentative de se purifier à la mer des mots, en ablutions baptismales, telle une pythie diseuse de l’aventure humaine, cette biographie-poème s’éclaire de la cohorte des Dieux et Déesses qui menaient la danse dans la Grèce archaïque, en des lieux qui bien des siècles et des millénaires après, témoignent d’une grandeur en ruines, d’une aura olympique, si présentes toutefois dans la majesté éboulée des pierres et des paysages dans leur silence accordé à la destinée humaine, de la jeunesse à la vieillesse. … désormais la vieillesse me prend la peau/ Éros ne vole plus à ma poursuite/ pourtant/ ton bel âge/ La lyre au doux son / Chante pour moi/ la belle aux cheveux tressés de violettes / dans l’errance.( fragment 37 – p 477).
On pourrait considérer ce colossal travail de bénédictin – Sisyphe en son rocher selon le mythe camusien,- conduit par Pierre Landete comme une bible parallèle ce qui, d’une certaine façon, ne manque pas de saveur à lire et à découvrir dans ses pages, les innombrables emprunts et pillages qu’opérèrent les tenants de la religion du Christ. Et c’est, sans nul doute, l’une des formidables qualités de son livre que de remettre en perspective, que de s’attarder à détailler par les mythes et leur continuité jusqu’en ces temps de basculements et de renversements des mondes pour signifier le chemin de croix (tardive) du vieux monde vers un nouveau monde et le sceau poétique, la ptochéia, la pauvreté caractéristique des poètes et pour tous ceux qui, les guettant, aspirent à être des leurs. Ces quelques lignes jetées pour s’assouvir d’une lecture passionnante et humble n’ont d’autre valeur que de donner à entendre cet accord majeur que la poésie dédie aux hommes de bonne volonté. Pour cet accord si faiblement entendu aujourd’hui, il est bon de rappeler que Sappho de Mytilène, poëtesse d’envergure et femme d’exception, en son temps, fut plus qu’une simple égérie, la dixième muse, agrandissant ainsi le cénacle artistique pour atteindre à l’idéal : J’écris mes vers avec de l’air et on les aime /…/ j’ai servi la beauté / était-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ? / je dis que plus tard encore quelqu’un se souviendra de moi (fragments 68 – p 512).
D’elle, Pierre Landete se souvient encore et encore et nous en donne plus que souvenir, une présence. Un souvenir ailé pour que les mots de Sappho de Mytilène échappés du temps passé, s’extraient de leurs seuls fragments et redeviennent le poème, en son entièreté révélée, le seul qui vaille, celui qui tinte et sourd comme l’eau de source et ce faisant nous oint en une liturgie où dans sa solitude flamboyante et éreintante il énoncera le devenir suspendu des hommes.
F.V.
Pierre LANDETE. Sappho de Mytilène. Éditions Phaëton, Collection Almandin, 786P – 28€
1. La Basilique Prénestine – La découverte à Rome, Via Prénestine de la Basilique souterraine de la Porte Majeure, dite Basilique Prénestine est l’un des évènements majeurs de l’histoire de l’archéologie en Europe. Le 23 avril 1917, le sol cède sous le poids de la ligne Rome-Naples. Les ingénieurs cherchent alors une explication au glissement de terrain qui a provoqué l’accident. On creuse et on délivre, avec surprise, un vaste sanctuaire païen enfoui comme un tombeau, composé d’un atrium, de trois nefs séparées par deux séries de trois piliers puis d’une large et imposante abside, l’ensemble formant un vaisseau gigantesque…. Les différentes recherches et datations précisèrent bien vite que la Basilique Prénestine, construite au début de la moitié du 1er siècle avant J.-C., fut probablement achevée aux alentours de l’an 20 de notre ère puis abandonnée, avant la fin du règne de l’Empereur Claude, en 54. Si la Basilique n’a jamais été récupérée comme de nombreux temples anciens, et si son plan intérieur est semblable à celui des bâtiments sacrés de la chrétienté, sa construction est trop ancienne pour que son caractère cultuel corresponde aux fils de Jésus. La Basilique Prénestine avait une affectation spécifique : celle d’un rituel à mystère du paganisme. Elle appartenait aux disciples d’un autre sauveur : Pythagore. P. 357.
- Thiase – Le thiase archaïque de Sappho fut organisé comme un lieu d’études, une Maison dédiée principalement à Aphrodite, aux Muses ( ou Piérides) et aux Charites ( ou Grâces). La vocation de cette institution, en phase avec les rituels religieux du paganisme grec, était l’éducation des jeunes filles auxquelles il falait transmettre le savoir dont celui spécifique à l’organisation des cultes.p131.
3/ Découverte des textes de Sappho inscrits sur des Papyri égyptiens d’Oxyrhynchus ( à la fin du XiXème siècle ) p 25.
4/ Mascula – Sappho avait, pour les arts et les sciences, ce qui est séant à un homme. En utilisant ce mot, ces auteurs, en accord avec les érudits d’Alexandrie, voulaient démontrer que l’art de Sappho était une expression supérieure de la pensée et de l’âme de la Grèce éternelle. Sappho fut la Mascula (Maître, à l’égale des hommes) parce qu’elle était célèbre pour sa poésie, domaine dans lequel elle excellait parmi tous les autres aèdes masculins. Platon, lui-même ne l’avait-il pas rendue femme-sage et inspiratrice ? n’en avait-il pas fait une accoucheuse de talents ? puisque tous s’en inspiraient ? Avec Sappho et le terme Mascula, les femmes étaient placées concrètement à égalité avec les auteurs masculins. P 247.