Le Passe Muraille

Chemins de traverse romanesques

 

Les éditions UNICITE de François Mocaër nous gratifient de deux romans dont il me plaît de rendre compte : L’échelle de Jeanne Guizard , et Humanimal de Viviane Campomar.  Un court roman pour la première et une suite ou fugue s’apparentant à des nouvelles pour la seconde.

par Francis Vladimir

Il ne s’agira pas ici de croiser ces deux textes même si un pont peut être jeté après lecture de chacun d’entre eux. Plutôt s’aventurer dans deux imaginaires d’écrivaines qui, auparavant, nous avaient régalés de leur talent tout en retenue. Si on veut bien considérer que lire c’est accepter de se laisser surprendre par le tissage et les couleurs d’un texte le lecteur à venir devrait y trouver sinon des raisons d’espérer dans la lecture du moins gagner cette impression de se couler dans l’étrangeté que certains livres procurent à l’esprit curieux et sensible. Bref, ici donc, deux textes qui s’aventurent sur des chemins hors battus et c’est tant mieux.

1. « Le soir, je mets du temps à trouver le sommeil, malgré mes vacances à la campagne. Allongée dans mon lit, je parcours distraitement quelques livres et revues, pensant faire diversion aux soucis. Feuilletant le journal local, je vois que la maison où j’ai passé mon enfance est de nouveau à vendre. Il y a un demi-siècle que mes parents l’ont vendue pour s’installer à Paris. J’en garde un souvenir merveilleux de pleine nature et de bonheur. L’idée me vient d’aller la revoir et peut-être, pourquoi pas, de la racheter. » Dès ces premières lignes, cet incipit d’introduction, Jeanne Guizard nous place sur des chemins de traverse, ceux d’un retour au présent qui ne cessera d’alimenter et d’interroger le fantastique à venir.

De ces retrouvailles avec la maison de l’enfance, l’écrivaine prend appui pour développer un imaginaire qui va chercher du côté du primitif et du mythe. La maison est désormais prise en main par Hermine et Olaf, ces deux-là paraissent vivre en retrait du monde, du moins sont-ils des êtres à part, des êtres comme on en rencontre rarement, et la narratrice nous dévoilera, page après page une histoire à dormir debout, évidemment, mais dont la symbolique fait écho inversé et formidable avec le monde si matériel dans lequel nous nous tenons tous quand bien même nous en eussions décidé autrement.

Roman de la métamorphose, nourrie à ces vieilles histoires venues du fond des âges, L’échelle toute prosaïque dont il est question, est celle qui mène au grenier mais comme toute échelle, derrière l’apparence utilitaire qu’on se limiterait à lui concéder, elle est celle qui par l’élévation qu’elle entraîne (l’échelle de Jacob) conduit au paradis, mais aussi instrument d’une justice, d’un règlement de comptes ou de solde pour tout compte, abaisse aux enfers.

Jeanne Guizard à partir d’une simple rencontre avec les propriétaires de la maison de l’enfance dévie totalement de son sujet pour rentrer dans un autre monde, un autre possible ou le monde archaïque d’hier revient, comme appelé à la rescousse, pour délier le nœud gordien, celui qui étrangle Hermine, la lumineuse, la sortir d’entre les mains de sa sœur Flavia, l’obscure, la jalouse. De cette sororité malmenée, bafouée, le roman trace les épisodes d’une emprise toxique de la plus jeune sur son aînée, brièvement toujours (en 26 courts chapitres) car l’une des qualités du roman en est son condensé, cette manière brève de raconter simplement comme je l’ai dit une histoire à dormir debout. Mais comme toute histoire de ce genre cela tient magiquement de par la volonté d’écriture, le désir de raconter, la liberté de l’écrivaine de s’adresser au lecteur, de lui faire confiance de sorte que L’échelle nous amène dans la zone surprenante du désir primitif lorsque les corps se retrouvent, reconsidérant ce que l’amour a d’animal, de profondément dépouillé et instinctif, de sauvagerie consentie et débridée «  Je suis réveillée en plein sommeil par une cavalcade et des bruits de hennissements. Je me mets à la fenêtre de la chambre où je dors. Il fait noir mais à la lumière de la pleine lune, j’aperçois un cheval, non, ce n’est pas un cheval, c’est elle, c’est Hermine qui transporte Olaf sur son dos. Elle est au galop, des mèches rousses traversent l’espace, volent dans les airs. Il se cramponne à la crinière, furieusement, il est nu. Ses cuisses entourent le torse d’Hermine. Elle s’arrête, les mains et la bouche D’Olaf caressent ses seins… Les corps ondulent en rythmes sauvages, en des mouvements profonds Je crois qu’ils retiennent leurs cris, qu’ils contiennent la brûlure pour éviter l’alerte, qu’ils retiennent leurs corps, qu’ils retiennent leur jouissance et leurs élans. »

Hermine, l’amoureuse de la vie, transformée en centauresse, Flavia, la maléfique transformée en serpent venimeux, nous voilà transportés en des temps où les mythes se jouaient de l’apparence des hommes, autant dire où les dieux se jouaient des hommes. Et c’est de cela que le roman de Jeanne Guizard rend compte, en s’accoudant à la modernité d’un regard autre sur les hommes et les femmes, pour raconter cette histoire passionnée d’amour et de folie rageuse, de destruction et de résurrection, de confrontation muette, hors champ religieux, simplement en collant à ses personnages, leur conférant une sorte de tunique de Nessus qu’ils finiront par quitter car, au bout du bout, la vie, la vraie s’impose toujours.

Et de ce roman à l’étrangeté captivante, de cette petite chose qui fouille le tréfonds des âmes sans avoir l’air d’y toucher, avec cette distance d‘observatrice que se donne la narratrice, autant dire la romancière, naissent des sensations de lecture, des curiosités pour ces temps anciens où les hommes, au sens générique du terme, s’épousaient aux forces de la nature car c’est aussi ce qui traverse le roman, la présence de la maison d’enfance, son intérieur, son décor tout près d’une forêt dont on imagine qu’elle est le lieu des grands mystères de l’univers et au rebours, la vie de Flavia, la sœur impie en quelque sorte, celle par qui le malheur frappe à la porte d’Hermine et d’Olaf, alimentant le nœud de vipères ( lire la postface éclairante et sobre de JF Blavin ) comme s’il était besoin de réitérer les mauvais coups du sort, de s’en faire le héraut malfaisant et pourtant cette histoire qui, par bien des aspects pourrait être noire, tragiquement noire, n’est en fait que lumière qui tarde à se faire mais qui advient et c’est cela, au fond, qui importe dans ce roman, cette possibilité d’un havre nouveau, d’un partage sans peur, confiant, des nourritures terrestres.

À la rencontre du « tardigrade »

Viviane Campomar, à son tour s’aventure sur des chemins de traverse, histoire de dire l’humanité, la nôtre, au prisme d’une humanité sœur, celle de l’animal. Le titre Humanimal est une belle trouvaille qui relie en un seul mot notre humanité sophistiquée et perdue d’homme à l’humanité archaïque et vitale des animaux. J’emploie le mot à dessein tellement il me semble qu’à la lecture du livre il nous reste à apprendre de nos confrères animaux. Le monde animal a fait couler beaucoup d’encre il a aussi donné lieu à de bien remarquables mises en scènes au cinéma, pour preuve le récent et bouleversant film le règne animal de Thomas Cailley. A la défense de ce monde, Viviane Campomar apporte sa contribution d’écrivaine avec talent et humour.

Tout part d’un travail de thèse avec pour sujet le tardigrade, une drôle de toute petite chose, étonnante à tout point de vue, de par sa résistance hors pair et sans commune mesure face aux conditions les plus extrêmes de l’existence ou de laboratoire ( chaleur ou froid ), bref un étonnant organisme de quelques millimètres qui survit à tout, tout rondelet, porcelet des mousses, ourson d’eau, qui va nous apparaître tout au long de la ballade du tardigrade que l’auteur décline en entrecoupant son récit de ses traits d’humour à moins que ce ne soit d’ironie bienveillante et décalée. Bref, l’occasion pour l’écrivaine de s’en donner à cœur joie, de se faire plaisir, et ça se sent à la lecture, ce laisser aller sur la pente naturelle qui est celle de tout vrai écrivain, le plaisir d’écrire. Disant cela, je ne doute pas qu’on me fustige à la petite semaine, mais bon, un texte n’est jamais aussi passionnant à lire qu’il a été engendré dans une sorte d’ivresse d’écriture. Fermons le ban ! « Tardigrade, tardigrade. Que vas-tu bien pouvoir me chanter, drôle de petit acarien ? Je blasphème, puisque je n’ignore pas que tu n’appartiens pas plus aux acariens qu’aux arthropodes, malgré quelques ressemblances, mais l’idée de devoir écrire ta ballade durant trois longues années m’effraie. Je ne suis pas certaine que tu m’inspires. Je t’enverrais bien à tous les diables. Que tu es laid, que tu te déplaces lentement, extrêmement lentement – c’est d’ailleurs ce que signifie ton nom : marcheur lent. »

Humanimal est donc un récit, comme on les aime, parce qu’il est primo, réjouissant – secundo, facétieux et grave – tertio, rassurant et décalé. L’écrivaine tout à son fil conducteur de rendre hommage à son tardigrade lilliputien (et on sent bien là la maîtrise scientifique de l’auteur en la matière), nous amène sur des hors-pistes comme on aime en découvrir, succédanés de l’aventure humaine. On se laisse porter à la lecture, d’un territoire à l’autre (l’Australie, le royaume de Siam…), d’une époque à l’autre (le XVIIème siècle de Louis XIV à l’époque contemporaine), et, bien sûr, des histoires qui disent le tragique des vies dans le quotidien d’aujourd’hui (la maison du poulpe, la vengeance du chameau…). À ce don d’observation et d’empathie qui caractérise l’écrivaine s’ajoute l’aptitude à raconter de manière concise, à poser par les mots resserrés sur la page, le sens de l’aventure humaine et ces extraits qu’on appellera si l’on veut nouvelles du fait de leur forme courte, se font chambre d’écho de tout ce que le monde d’aujourd’hui suinte de mal être et de désespoir (Rosalie), de difficultés, de malheurs mais aussi d’espérance entrevue. Certains textes comme « le hérisson » relèvent, de manière noble et pragmatique, de la leçon de choses au sens où pouvaient l’entendre les générations plus âgées qui connurent en classe cette séquence dispensée par le maître d’école. Avec « le bleu si pur de la neige » nous voici dans la Russie des fins fonds enneigés, où l’enfance est inséparable de la nature profonde et en apparence hostile, pour mieux s’affronter à ces instants d’émerveillement pur comme le titre l’enseigne, la rencontre silencieuse avec le loup. « Soudain… Soudain l’improbable. A une trentaine de mètres de lui, au milieu du chemin. Altier sur ses jambes maigres, svelte, efflanqué plutôt, la tête de biais dans sa direction. Ramassé, tapi dans une bulle d’air, le museau incliné pour mieux l’étudier lui, Sacha. Dans une posture d’absence, comme intimidé par Sacha. Pas le moindre soupçon d’agressivité. Un loup en plein jour, quelque chose de très rare, de très précieux. Immobiles l’un comme l’autre ils restent là à s’observer dans l’émerveillement de la neige bleutée. Cela ne dure que l’espace infini d’un miracle. Puis le loup s’efface, aussi silencieusement, aussi mystérieusement qu’il est advenu là, sur le chemin de Sacha. »

Viviane Campomar a le chic pour déplacer les lignes. Si elle donne de sa voix de narratrice pour son étonnant tardigrade, elle se plaît aussi à être la voix intérieure de l’éléphant du Siam, cadeau royal de son roi au Roi Soleil, et qui, empreint de toute sa sagesse éléphantesque, égale à sa mémoire pour sûr, goûtera amèrement et mélancoliquement son exil au royaume de France, sous les attentions d’une Mme de Maintenon, épouse morganatique de son nouveau maître. « Elle vient me voir de temps à autre, engoncée dans ses jupes encore plus bouffantes que celles de Mekhala, et sa tendresse austère me réconforte. Ce serait parfait si elle n’était pas aussi laide : les dents affreusement blanches et la peau tout aussi laiteuse – non vraiment, à ces humains-là, je ne m’y ferai jamais totalement ».

Cet anthropomorphisme de bon aloi est tout à fait ajusté au propos de l’écrivaine, amplifiant ainsi le non-sens dont les animaux se retrouvent frappés par des humains qui ont pris la main sur le vivant sans jamais prendre la mesure de l’ineptie de leurs décisions.

Avec « sa cochonne » l’écrivaine brosse le monde de la campagne profonde et l’adjectif ici utilisé vaut ici description, ce monde où les jours s’écoulent entre saisons de chasse, soirées au bistrot, et village aux rues vides. Et le personnage de Lulu, taciturne, embarrassé de lui-même, mutique, apporte toute sa lumière intérieure au sauvetage d’un petit marcassin. Il y a, notamment au final du texte, un hymne à la liberté retrouvée poignant et puissant. Et que dire de La fièvre 30B23, en ligne directe avec un autre film, le petit paysan d’Hubert Charuel, qui montre l’absurdité toujours des décisions humaines, des experts mais aussi le pouvoir de l’enfant, son regard d’innocence et son aptitude à cacher pour continuer la vie.

Humanimal nous promène donc en de courtes aventures qui pourraient être qualifiées de sketches ou d’instantanés si elles ne portaient, derrière la légèreté que leur confère l’écriture, la charge, la condamnation de tout ce que les hommes font subir à leur propre environnement animal et végétal. Et dans la nouvelle qui donne son titre éponyme au livre et le clôt, le lecteur se laisse surprendre par un effet d’enchantement quand la vieille dame en prise avec le flou, les brouillards de sa mémoire, pose à sa manière à elle, un brin ici, un brin ailleurs, la proximité qui lie l’humain à l’animal, cette unité profonde à retrouver, cet humanimal auquel s’approche le livre, cet humanimal monté du fond des âges, « Un humanimal de source ancienne, surgi des gorges géologiques les plus profondes, un humanimal dans l’insatiable beauté d’un monde muet. »

Et ce n’est pas le moindre mérite de ce livre, en apparence fluide comme l’air et l’eau qui coule, avec un zeste de philosophie, des effluves poétiques et un petit rien d’éthique en sus, que de nous inviter à nous ressaisir, au nom de la science maîtrisée et des connaissances partagées mais aussi, et plus que tout, au nom de notre humaine humanité.

 

Jeanne Guizard, L’échelle.  Postface de Jean-François Blavin. Editions Unicité,  118p. 2025.

Viviane Campomar, Humanimal. Editions Unicité, 120p, 2025.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *